La pluridisciplinarité comme nécessité


Dans des contextes politiques qui favorisent l’impunité la plus éhontée d’actes de violences infligées par l’homme, il est important de rappeler à quel point l’organisation en équipe pluridisciplinaire (« comme nécessité ») ou interdisciplinaire est indiquée pour la prise en charge de ce public.


La pluridisciplinarité comme cadre de travail est l’ADN du Centre Primo Levi. Dans l’accueil et les soins que nous proposons, nous reconnaissons que les personnes exilées que nous rencontrons portent une multitude de problématiques, de questionnements, de douleurs intimes, d’impossibilités réelles et ressenties. Les traumatismes sont cumulatifs, jamais au singulier. Celle ou celui qui se présente à nous ne s’adresse pas nécessairement à un médecin, un psychologue, un assistant social ou un juriste, reconnu comme tel ; il s’agit avant tout d’une rencontre humaine caractérisée par l’écoute. Dès lors que cette posture bienveillante est au rendez-vous, la personne accueillie se met, le plus souvent, à parler de tout ce qui fait souffrance, à lister ses plaintes, à espérer des solutions… indifférente au titre et à la fonction de la personne en face. Les attentes sont immenses, en effet, quand le transfert est si massif.

Avec des personnes traumatisées, effractées par la violence, créer du lien, instaurer un cadre propice à la relation de confiance – préalable indispensable pour une prise en charge – est déjà thérapeutique en soi ! C’est au professionnel d’instaurer ce cadre, de tisser des liens de qualité, de donner à comprendre, par l’exemple, que le patient est une personne complexe au centre de nos considérations. C’est aussi lui, le professionnel, qui dessinera le périmètre de son champ d’intervention, qui rappellera qu’il ne peut être à toutes les places. Être organisé alors dans un cadre institutionnel pluridisciplinaire, ou, à défaut, en réseau resserré prêt à des échanges interdisciplinaires, prend tout son sens. En effet, afin de préserver son cadre d’intervention, dans les limites de ses compétences, il est important de pouvoir orienter le moment venu vers un collègue d’un autre champ. C’est encore mieux, bien évidemment, si cela se fait vers des personnes avec qui des liens de travail sont déjà établis, avec lesquelles une estime réciproque est acquise et une confiance dans l’éthique professionnelle de l’autre est approuvée.

L’expérience du Centre Primo Levi permet d’affirmer que l’approche pluridisciplinaire est particulièrement adaptée pour répondre de manière adéquate aux besoins multiples des personnes exilées : prise en compte des plaintes physiques et psychosomatiques, des douleurs multiples du corps souffrant, écoute des blessures et humiliations intimes, accompagnement social et juridique pour être réhabilité dans ses droits… Cette approche holistique n’est possible qu’avec un travail en équipe. Près de 80% des patients pris en charge au cours d’une année bénéficient d’un suivi pluridisciplinaire. Près de 70% ont plus de 30 consultations dans l’année. Pour que les personnes que nous accueillons puissent vivre, et non plus seulement survivre après la torture, il est en effet nécessaire de leur proposer une palette articulée de professionnels sachant travailler ensemble dans l’intérêt du patient, sachant accueillir l’autre, et se donnant le temps d’accueillir l’autre comme une personne singulière (et non comme une personne « à faire parler » ou une check-list de symptômes à faire disparaître…).

L’approche pluridisciplinaire et le travail en équipe sont particulièrement indiqués pour les professionnels également. Avec ces personnes qui ont bravé tant d’adversité et d’injustice pour être là, en face de nous, et qui nous ressemblent tant… le potentiel identificatoire est grand pour les professionnels. On admire leur courage, leur dignité ; on rage face à tant d’hostilité et de mépris à leur égard dans « notre » pays. Pour prévenir contre toute velléité de dérapage (vouloir trop faire, s’ériger en « sauveur » ou au contraire ne plus pouvoir écouter, entendre…) il est nécessaire de travailler avec d’autres. Partager un temps d’échanges institutionnalisé pour s’entendre parler différemment d’un même patient, affiner son regard et sa compréhension des enjeux en place pour son patient, être là pour soutenir un collègue, rechercher l’appui à son tour, partager ses hésitations, demander conseil, se donner le temps de penser les urgences, les crises… est un moment de travail indispensable. Tous les mardis après-midi, l’équipe du centre se réunit au complet pendant 4 heures pour ces échanges, pour se sentir et s’éprouver « équipe ». Une fois par mois, ce temps devient le temps de la supervision, avec une clinicienne hors-centre qui permet à l’équipe de prendre du recul et de questionner sa pratique.

Sibel Agrali, Directrice du centre de soins Primo Levi

 Source : Mémoires n°73