Et si avec la danse, à travers le geste qui se trace, une autre manière de renouer avec sa singularité était possible ? Entretien avec Bolewa Sabourin, danseur, qui a fondé « Re-création » où il anime des ateliers en binôme avec une thérapeute pour les femmes victimes de violences.
Comment en êtes-vous arrivé à utiliser la danse pour les femmes victimes de violences sexuelles ?
Mon histoire n’est pas très éloignée de celle des patients que vous recevez. J’ai un père Congolais, qui a été le porte-parole des sans-papiers de « Saint Bernard » et une mère française. Petit, j’ai été séparé de ma mère pour vivre en République Démocratique du Congo et rapatrié en France lorsque la guerre a éclaté. La danse a été mon outil de reconstruction, me permettant de garder un pied avec le Congo et avec la terre ferme. De ce vécu de « sans-papiers », de « métis », de « pauvre », de « précaire », associé au racisme ambiant à l’école, la danse m’a aidé à exprimer les difficultés inscrites en moi et qui m’avaient été transmises.
À l’âge de 21 ans, j’ai co-fondé avec mon meilleur ami l’association LOBA, qui veut dire « parler » en Lingala. C’était un moyen de dire sans pour autant passer par des mots.
Et puis j’ai fait une rencontre décisive avec le Dr Mukwege. Les femmes avec qui il travaillait n’arrivaient pas à s’exprimer avec les psychologues occidentaux qui venaient à Bukavu. Par contre, elles se saisissaient de la danse et du chant. Comme cela m’avait permis de crier ma colère et mes rages, d’extérioriser, pourquoi cela ne pouvait-il pas fonctionner pour elles ? Un an plus tard, je partais au Congo avec l’idée de danser avec ces femmes.
Sur place, le psychologue a remarqué qu’elles s’exprimaient plus facilement dans le groupe de parole après avoir dansé. Ce qui m’a amené à lui demander quels étaient ses besoins en termes psychiques afin de les traduire au sein de mes ateliers. Ce n’était pas un cours. Le mouvement était travaillé comme outil d’expression. Pendant le groupe de parole, le psychologue revenait sur ces temps dansés ; ce que ça leur faisait, la manière dont elles le vivaient. Cela lui permettait de tirer un fil et de le dérouler.
D’où l’idée de travailler en binôme entre un danseur et un psychothérapeute de retour en France pour d’instaurer une co-thérapie. Nous avons appelé ce projet « Re-creation » qui est un jeu de mot entre la « récréation », parce que c’est important d’avoir des moments de liberté psychique, et la « re-création », cette reconstruction qui passe par le corps pour aller vers le psychique.
Quels effets constatez-vous avec cet atelier ?
Le corps en dit long sur notre psyché. Les personnes qui viennent sont abattues physiquement : les épaules sont en dedans, la tête est rentrée, parfois les yeux sont dans le vague… Ce qu’on constate, c’est la régularité de la participation chaque semaine car il n’y a aucune obligation à venir. C’est pour moi un vrai gage de réussite. Il existe une accroche. Un jour, une des femmes avait une prise de sang à faire très loin de l’atelier et elle a tout fait pour arriver à l’heure. Dans le groupe de parole, elle est venue raconter comment elle a bousculé les équipes médicales parce qu’elle avait un atelier de danse et qu’elle ne voulait surtout pas le rater, qu’ils avaient intérêt à faire vite ! Nous n’avons pas besoin de beaucoup d’indicateurs, ces moments-là sont très forts.
Le groupe a aussi un effet sur les interactions. Elles retrouvent entre elles une prise en charge par la communauté parce qu’on leur fait partager leur expérience de danse et la manière dont elles l’ont vécu. Lorsqu’elles venaient à l’atelier, elles ne se connaissaient pas. Elles se saluaient, sans plus. Il y avait des affinités qui se basaient sur leur ethnicité, les Congolaises avec les Congolaises, les Maliennes avec les Maliennes ; là, elles ont un espace où se connaître. Elles cassent les barrières de la communauté pour en recréer une autre un peu plus large. Maintenant, elles se donnent des conseils. C’est un temps où elles peuvent enfin lâcher ce qu’elles pensent sans être jugées par les autres. Parce que toutes partagent des difficultés.
Comment se déroulent vos ateliers ? La psychologue est-elle présente dans l’atelier ? Danse-t-elle ? A quel moment se passe le temps de parole ?
C’est très organique. Nous avons réfléchi à un modèle qui peut changer en fonction des besoins du groupe. Certaines fois, la psychologue sera plus en retrait pendant la partie danse, et moi pendant la prise de parole, mais on essaye de ne pas distinguer ces deux temps. Nous cherchons à les mélanger tout en aménageant des moments de pauses. Les participantes ne dansent pas pendant deux heures sans s’arrêter. Ces temps de repos sont organisés pour être dans l’expression ; à nous ensuite de poser les bonnes questions.
Comment travaillez-vous le mouvement ? Avec la thérapeute ? A partir de ce que vous observez ? De ce que vous ressentez ?
Un peu des trois. Une partie de la réflexion se fait avec la thérapeute pour déterminer ce que l’on souhaite rechercher sur cette séance. Ensuite, il y a la manière dont je perçois les choses en tant que danseur, avec mon histoire et enfin, comment le groupe réagit dans le moment. Cela nécessite d’être souple d’esprit pour accueillir un changement. Si je sens qu’il y a un blocage, je cherche à rester en mouvement, intellectuellement et avec la psychologue. Sur une séance de deux heures, nous avons toujours une idée directrice que l’on adapte en fonction du mouvement groupal.
Existe-t-il des effets à titre individuel de ce travail, dans la continuité ? Au niveau de la présentation, de l’expression verbale, corporelle ?
Surtout au niveau de l’expression verbale car au niveau corporel, elles arrivent à en jouer, « surjouer » le fait que ça va bien. Un temps, une femme disait : « Moi, j’y arrive vraiment pas, je n’arrive pas à parler avec une psychologue. Il ne vaut mieux pas que j’y aille parce que je vais passer mon temps à pleurer. Et j’ai pas envie de ça ». Mais la présence de la psychologue pendant l‘atelier et la danse l’ont amenée à évoluer. Elle a commencé par expliquer ce sur quoi elle bloquait. Au début, elle s’exprimait en partant dans tous les sens, avec un esprit très confus. L’écoute de son discours était très déroutante car je savais qu’elle parlait français mais ses propos restaient incompréhensibles. Elle donnait des bribes de mots et d’idées. Et au fur et à mesure des ateliers, lorsqu’elle dansait, ses propos sont devenus plus fluides.
C’est la parole dans le mouvement ?
Le mouvement va créer la parole. Avec la danse, c’est d’abord l’entrée dans le corps qui va permettre de libérer l’esprit. C’est impressionnant la manière dont le geste peut représenter le travail que vous faites psychiquement. Une femme qui remet son corps à l’endroit, qui va se tenir droite, qui va être fière avance déjà mentalement sans s’en rendre compte. Je représente le travail du corps et de l’esprit et ma collègue représente celui de l’esprit et du corps. Mais je ne suis pas réduit au corps et elle à l’esprit. Nous sommes intrinsèquement liés. Cette harmonie se retrouve chez tout un chacun. D’ailleurs, lorsque ces femmes dansent, vous ne pouvez pas savoir quelle a été leur trajectoire, ce qu’elles ont vécu. Elles ne se perçoivent plus comme des femmes victimes de violences si bien qu’elles ne sont pas perçues de cette manière non plus. C’est aussi ce que leur permet subtilement cet atelier : de redevenir n’importe quelle femme.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef