L’enfant aux cheveux blancs

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« Mon enfant a les cheveux qui deviennent blancs » est l’énoncé de la crainte qu’articule cette mère à propos de son fils de 7 ans lors de cette première séance au Centre. Elle s’approche de lui pour arracher ses cheveux, tandis que, médusé, il plonge son regard par la fenêtre. Elle me montrera ensuite sur son téléphone la photo de son mari décédé, un homme aux cheveux blancs, inanimé, sur un lit d’hôpital.

L’effraction produite par la mort du père ne pouvant se déplier sur la scène de la parole, elle se projette sur le corps de l’enfant. Ce symptôme somatique, « les cheveux blancs », est l’effet d’une collusion entre deux images : celle du père mort à laquelle cette mère identifie son fils, et celle de l’effroi produit par ce traumatisme. Aucun intervalle n’est maintenu entre ces deux réalités pour que l’enfant y loge ses propres signifiants.

Le père d’Abi est mort brutalement d’un infarctus, en pleine rue, deux ans après leur départ d’Inde où ils ont dû fuir exactions et privations imposées en raison de leur appartenance politique, six mois après leur arrivée en France et peu de temps après le rejet de leur demande d’asile. Le corps de cet homme n’a pas pu être rapatrié dans son pays et aucun rituel n’a été organisé. Cette mort soudaine n’a ainsi pas pu être encadrée symboliquement, n’a pas pu, « comme toutes les autres morts, être le signe désolant ou consolant d’une finitude inéluctable, elle ne vient pas clore une vie[1] » . Elle ne peut être comptée que comme élément d’une série qui semble ne pas vouloir prendre fin, comme une violence et une dépossession supplémentaire de la sauvagerie du monde. La mère se plaindra aussi, avec angoisse et voulant que ça cesse, que son fils « pense à son père ».

Nous entendons l’impossibilité pour cette femme de convoquer des signifiants autour de la mort de son mari, c’est-à-dire qu’une pensée émerge pour travailler à l’oubli et au souvenir, pour accrocher et faire circuler les traces et les bords de l’objet perdu.

Abi refuse de parler et de jouer jusqu’à cette séance où il cherche le nom d’un jeu : « un jeu avec un fantôme ». Il s’agira du jeu « Dobble » (double en anglais, terme qui n’est pas sans évoquer la place où il est assigné), jeu dans lequel il s’agit d’identifier le plus vite possible un symbole commun entre deux cartes. La saisie par Abi de ces deux mots, « double » et « fantôme », est un premier pas pour donner un statut objectivable et différencié à la figure de ce père devenu flou, ni mort ni vivant, et ainsi échapper à la « mélancolisation » qui les guette, lui et sa mère. Ce jeu auquel nous jouerons pendant plusieurs semaines fera circuler le fantôme entre une multitude d’images (œil, chat, soleil, ancre, pomme… images nommées et traduites par l’interprète), cette figure pouvant tantôt s’absenter, tantôt apparaître seulement comme une parmi d’autres. D’un symbole à l’autre, d’une langue à l’autre, s’introduit l’intervalle permettant que la figure du père puisse exister séparément pour le sujet.

« J’ai rêvé de mon père, il me donnait de bonnes choses à manger. » Quand Abi apporte ce rêve au terme de quelques mois de suivi, il a recommencé à jouer et à apprendre. Mais sa mère se plaint qu’il mange peu. Nous pouvons percevoir la périlleuse mission du désir inconscient qu’un père intervienne dans une fonction qui permettrait à l’enfant de se soustraire au nourrissage maternel. Qu’une figure de « bon père », pas encore vraiment tierce, mais hissée de l’identification mélancolique vers l’amour, permette à l’enfant d’attaquer subtilement la mère, qu’il s’agit de pouvoir quitter sans la trahir. Tâche difficile quand les mères tiennent à cette fonction devenue un des derniers recours lorsqu’elles sont privées d’action et de lien avec leur culture d’origine, prises dans l’attente interminable d’un statut ou condamnées à un emploi disqualifiant.

C’est au terme d’un long travail permettant un jeu de mise en circulation faisant place à chacun des parents qu’Abi évoquera cet autre rêve : « J’ai rêvé que je joue avec mon père à cache-cache. » D’ombre portée sur le corps de l’enfant, en passant par le défilé des figures imaginaires, le père peut désormais intervenir dans sa fonction de structuration du désir. Abi peut ainsi se représenter un père à chercher, et qui le chercherait, qui serait donc en manque de son fils, maintenant l’équivoque sur l’objet de cette quête, donc sur l’inconnu du désir (qui cherche qui ? qu’est-ce que le père cherche et qu’il s’agirait de cacher ? et que cache-t-il ?), et ouvrant en tout cas la voix d’un deuil possible car, comme le propose Lacan, « nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons dire  j’étais son manque[2]” ».

Autrement dit, la douleur laissée par les pertes traumatiques est parfois telle que le sujet vient s’y assimiler, faire identité avec elle. Un des enjeux de la cure serait ainsi de désolidariser le sujet d’avec l’être perdu, de dénouer l’identité symptomatique pour faire place aux différentes figures de l’absence.

Émilie Abed, psychologue clinicienne.


[1] Jorge Semprun, Le Mort qu’il faut, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002.

[2] Lacan J., L’angoisse, Le Séminaire, livre X, Paris, Le Seuil, 2004, p. 166.