Si c’est un homme, comme L’Espèce humaine de Robert Antelme (1947) ou l’œuvre de Charlotte Delbo, mit du temps à trouver ses lecteurs et à se frayer la place qu’il occupe aujourd’hui dans la littérature de l’univers concentrationnaire et de la Shoah, et même dans la littérature tout court. Sa publication et sa réception témoignent tout à la fois de l’incoercible besoin de dire et de la difficulté d’être entendu. Robert Antelme parle d’une « véritable hémorragie d’expression ». Mais ces rescapés qui parlent, sont-ils pour autant écoutés ? Primo Levi raconte le rêve récurrent qu’il fit à Auschwitz et que, selon lui, beaucoup de déportés connurent également. ” Voici ma sœur, quelques amis que je ne distingue pas très bien, et beaucoup d’autres personnes. Ils sont tous là à écouter le récit que je fais (…). C’est une jouissance intense, physique, inexprimable que d’être chez moi, entouré de personnes amies, et d’avoir tant de choses à raconter : mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complétement indifférents : ils parlent confusément d’autres choses entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot “. Et c’est ” la désolation totale “[1]poursuit l’écrivain. Une angoisse telle que le réveil et le retour à la réalité d’Auschwitz sont encore préférables.
Au fil des ans, Primo Levi est devenu le témoin capital, le recours pour tenter de penser l’homme dans le siècle des totalitarismes et des génocides. Il fait autorité. Une autorité souvent convoquée pour l’analyse du passé comme pour celle du présent, pas toujours fidèle à sa pensée.
De façon récurrente est formulé à l’égard de la Shoah, un interdit : celui de vouloir comprendre, de poser la question du “pourquoi”. A l’appui de cet interdit, le “Kein Warum”, il n’y a « pas de pourquoi », qui figure dans Si c’est un homme : « Et justement, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon qu’un beau et grand gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. “Warum?” dis-je dans mon allemand hésitant. “Hier ist kein warum” (ici il n’y a pas de pourquoi), me répond-t-il en me repoussant rudement à l’intérieur ».
L’explication est monstrueuse mais simple : en ce lieu, tout est interdit, non certes pour des raisons inconnues, mais bien parce que c’est là précisément toute la raison d’être du Lager” (p. 34).
Pour survivre dans les camps, il ne fallait jamais se poser la question du pourquoi. Pourtant, Primo Levi n’a cessé sa vie durant de se la poser, de la poser. C’est cette absence de pensée qui est pour lui le signe du mort vivant. La dignité de l’être humain, c’est d’être un être pensant.
Ce mésusage de Primo Levi est particulièrement visible en ce qui concerne l trois notions : la “zone grise”, le “musulman[2]” et le “devoir de mémoire”.
Zone grise et musulman
La “zone grise” et le “musulman” sont devenus des concepts présents notamment dans l’essai du philosophe italien Georgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz (2003). Nul n’a remarqué alors l’étrange “avertissement” qui précède le corps du livre et pourtant en pose les fondements. Agamben y énonce un postulat : grâce à une série de travaux historiques, affirme-t-il, on connait la façon dont “l’extermination des Juifs fut mise en œuvre”. Le philosophe utilise ici la voie passive, sans complément d’agent. Or cet agent apparait à la page suivante : “du point de vue historique, nous savons (…) comment les déportés étaient conduits dans les chambres à gaz par une équipe composée de leurs propres camarades (baptisée Sonderkommando), qui se chargeait ensuite d’en extraire les cadavres, de les laver, de récupérer les dents en or et les cheveux, pour les introduire enfin dans les fours crématoires”[3].
La vision d’Agamben fait écho à celle que stigmatisait Golo Mann après la publication du Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt : “Un pas plus loin, écrivait Golo Mann, et les Juifs se seront exterminés eux-mêmes en présence occasionnelle de quelques nazis”. Chez Agamben, la présence des nazis n’est même plus évoquée.
Deux ouvrages seulement de Primo Levi peuvent être retenus comme témoignages : Si c’est un homme et La Trêve. Et c’est dans ce dernier ouvrage qu’apparait la notion de “zone grise” absente de Si c’est un homme. Chez lui, “l’ossature” de la zone grise est constituée par les “prisonniers fonctionnaires”. Elle “sépare et relie tout à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves”. C’est donc un entre deux, qui n’efface pas l’existence aux deux extrêmes de la “zone” des “maîtres” et des “esclaves”. Car jamais Primo Levi n’oublie le “système” ni la responsabilité des SS. Il met d’ailleurs en garde ceux qui l’oublient ; mise en garde rarement citée : “Avant de discuter successivement des différents motifs qui ont poussé quelques prisonniers à collaborer dans une mesure variable avec le vainqueur, il faut toutefois affirmer avec force que devant des cas humains de ce genre, il serait imprudent de prononcer précipitamment un jugement moral. Il faut poser clairement comme principe que la faute la plus grande pèse sur le système, sur la structure même de l’État totalitaire, et qu’il est toujours difficile d’évaluer le concours apporté à la faute par des collaborateurs individuels, grands et petits (jamais sympathiques, jamais transparents)”[4].
Seul a échappé à la zone grise, donc à la possibilité du jugement moral, la figure du musulman qui grandit au fur et à mesure que l’évènement s’éloigne, jusqu’à devenir la figure même du Lager, voire de la victime essentielle. Non que cette figure fût absente du premier récit. Dans Si c’est un homme, Primo Levi écrit : “Si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voutées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée”[5] . Mais l’origine de la fortune du mot se trouve dans Les Naufragés et les Rescapés : “Je le répète : nous, les survivants, nous ne sommes pas les vrais témoins. C’est là une notion qui dérange, dont j’ai pris conscience peu à peu, en lisant les souvenirs des autres et en relisant les miens à quelques années de distance. Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux les “musulmans”, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale”[6].
Des musulmans, il est question dans le chapitre “les élus et les damnés” de Si c’est un homme. Primo Levi leur consacre trois pages[7].
Une autre description, talent littéraire en moins, rejoint celle de Primo Levi : “Ils ont la répugnance pour le travail, ils deviennent paresseux. Il se développe chez eux une apathie complète, le manque de l’initiative psychique et l’oppression. Ils oublient même qu’ils ont faim et même ils ne sentent plus le besoin de manger, mais pourtant, quand ils voient du pain, du sucre ou bien de la viande, ils deviennent tout à coup très agressifs, ils arrachent du pain, le dévorent quoi qu’ils soient exposés aux coups, sans pouvoir se sauver par la fuite”. Cette description est tirée d’un étrange ouvrage, totalement tombé dans l’oubli, et que j’ai reçu il y a une quinzaine d’années d’un médecin vivant en Suisse. Cet ouvrage s’intitule Maladie de la faim. Recherches cliniques sur la famine exécutées dans le ghetto de Varsovie. Il a été rédigé en 1942 à Varsovie, traduit en plusieurs langues et publié en 1946 par les soins de l’American Joint Distribution Committee. La faim, si présente dans tous les témoignages du Lager peut suffire à créer le musulman sans autre intervention. Dans les débuts du camp de Drancy, en novembre 1941, les internés meurent de faim. Plusieurs centaines d’entre eux sont alors libérés par les Nazis. Leurs témoignages sont recueillis par la Fédération des sociétés juives de France. Certains d’entre eux sont des Juifs allemands, libérés du camp de Dachau. Leur verdict est sans appel : Drancy est pire que Dachau à cause de la faim qui obsède, déshumanise, détruit ce qui fait l’humanité que Primo Levi définit à plusieurs reprises comme la capacité de penser. Ainsi, de cette vision dont Levi nous dit qu’elle lui est familière et que j’ai déjà évoquée, “l’homme décharné”, au “front courbé” et aux “épaules voutées” “dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée”.
Or le musulman, dans le premier Primo Levi n’est pas seulement cet homme dont le visage et les yeux ne reflètent plus aucune trace de pensée, il rejoint sans qu’il en ait conscience, celui qui, sans déshumanisation préalable, est conduit à la chambre à gaz : “Tous les ‘musulmans’ qui finissent à la chambre à gaz ont la même histoire, ou plutôt ils n’ont pas d’histoire du tout : ils ont suivi la pente jusqu’au bout, naturellement, comme le ruisseau va à la mer”. Dans ce sens, “la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique” rejoint celle non moins anonyme, non moins continuellement renouvelée, qui est sélectionnée dès l’arrivée à Birkenau, ou encore à Chelmno, Treblinka ou Belzec. Tous appartiennent à la catégorie des “engloutis”. Elle non plus n’a pas d’histoire. C’est bien là que résulte la difficulté : pour témoigner, il faut avoir survécu. Or il n’y a pas ou peu de témoins des centres de mise à mort. Sur ces victimes, il n’y a rien à écrire. Non parce qu’il y aurait une difficulté à témoigner, ou une absence de talent littéraire, ou une insuffisance des mots. Il n’y a que des masses d’êtres humains qui arrivent et meurent gazés par les nazis, que les Sonderkommandos enterrent ou brûlent. Tout récit littéraire ou historique implique une temporalité. Ici, le temps d’existe pas. C’est juste le passage du “ruisseau vers la mer” et la disparition en mer.
Le “musulman” de Primo Levi n’est donc pas simplement l’homme détruit par la faim qu’ont étudié les médecins du ghetto de Varsovie. C’est l’homme détruit promis au gaz.
Le Devoir de mémoire
Ce devoir de mémoire, Primo Levi se l’est imposé dès le Lager. Toute son œuvre l’atteste. L’évolution de sa réflexion montre aussi que chez lui, le devoir de mémoire était couplé au devoir de penser. Or Primo Levi, à la fin de sa vie, est conscient des limites de son expérience, de son impossibilité à répondre à une des questions qui lui est sans cesse posée, celle du “Pourquoi”. “Une des questions qui se répètent, écrit-il, est celle du pourquoi de tout ceci, pourquoi les hommes se font la guerre, pourquoi on a créé les Lager, pourquoi on a exterminé les Juifs, et c’est une question à laquelle je ne puis répondre. Et je sais que personne ne peut y répondre : pourquoi fait-on les guerres ? Pourquoi a-t-on fait la Première Guerre mondiale, puis la Seconde? (…) Cette question me tourmente car je ne sais pas y répondre (…) sauf par des généralités vagues sur le fait que l’homme est mauvais, qu’il n’est pas bon. Sur cette question de la bonté ou de la méchanceté humaine, comment répondre ? Qu’il y a des hommes bons, d’autres qui ne le sont pas, que chacun est un mélange de bons et de mauvais ?”[8]
Primo Levi cessera d’ailleurs d’aller témoigner dans les établissements d’enseignement, parce que son expérience de concentrationnaire ne lui souffle aucune réponse aux questions qui lui sont posées. Il n’y a jamais chez Primo Levi de Kein Warum. Mais un éternel Warum? qui ne reçoit d’autre réponse que l’œuvre elle-même.
C’est pourtant cet entretien avec Anna Bravo et Federico Cerega qui a reçu ce titre en français que rien ne justifie, Le Devoir de mémoire.
Primo Levi est un des rares témoins que je lis et relis. Il apprend beaucoup sur le Lager, sur l’histoire de la réception des témoignages. Surtout, son exceptionnelle lucidité oblige sans cesse à penser le passé et le présent, sans mentir et se mentir.
Annette Wieviorka, historienne
[1] Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 76-77. Sur les premiers récits, leur abondance, leur réception, je me permets de renvoyer à Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992, pp.161-190.
[2] Dans son récit, Primo Levi désigne les déportés les plus éloignés de leur humanité, condamnés à survivre au prix d’une grande déchéance physique et psychologique, sous le nom de Muselmänner, comme on le faisait dans le camp d’Auschwitz. Le terme est traduit par « musulmans » dans la version française.
[3] Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, traduit de l’italien par Pierre Alferi, Rivage, 2003, p. 10.
[4] Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, traduit de l’italien par André Maugé, Arcades, Gallimard, 1989, p. 42.
[5] Primo Levi, Si c’est un homme, op.cit., p. 118.
[6] Primo Levi, Les naufragés…, op.cit., p. 82
[7] Si c’est un homme, op.cit.,pp. 115-117.
[8] Primo Levi, Le devoir de mémoire, Entretien avec Anna Bravo et Federico Cereja, traduit de l’italien par Joël Gayraud, Editions Mille et une nuit, 1995, p. 40.