Vieillir en exil, vivre en marge

< Revenir à la recherche

Vieillir en exil, vivre en marge

Comme diluées parmi les migrants de la même génération, les personnes exilées âgées ne faisaient pas, jusqu’à présent, l’objet d’une grande attention. Car la figure de l’exilé est d’abord, dans la représentation générale, celle d’une femme ou d’un homme éternellement jeune qui a fui la guerre ou l’oppression. Comment une personne âgée pourrait-elle s’exiler et comment une personne déjà exilée pourrait-elle vieillir dans son pays d’accueil ? Et pourtant, la situation est en train de changer, pour une raison essentielle : la population mondiale vieillit. Entre 2015 et 2050, la proportion des 60 ans et plus va presque doubler[1] annonce l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Si la part de personnes âgées parmi les demandeurs d’asile en France et en Europe est encore faible, cette proportion augmente et devient de plus en plus présente. En Pologne, plus de 10 % des 2,5 millions de réfugiés ukrainiens ont ainsi plus de 65 ans. Ensuite, les personnes déjà exilées depuis des années vieillissent, comme le reste de la population de leur pays d’accueil… la proportion des migrants de plus de 65 ans est passée de 12,8 % à 16,2 % entre 1990 et 2022[2].

Le portrait-robot des personnes exilées âgées est difficile à dessiner tant les études ou statistiques sont rares. France Terre d’Asile avait publié, en 2013, un rapport où on apprenait que « les réfugiés âgés sont en majorité des femmes et ont tendance à être plus diplômés que les autres catégories de migrants âgés. Ils étaient 44 % à avoir un niveau d’étude égal ou supérieur au baccalauréat contre 25 % de l’ensemble des migrants[3] ». Alors que 33 % de l’ensemble des migrants avaient arrêté leur parcours scolaire au niveau du primaire, les réfugiés et demandeurs d’asile étaient seulement 21 % dans ce cas, ce qui montre un niveau de qualification plus élevé. « Un niveau de qualification, affirme le rapport, qui est à mettre en lien avec le parcours souvent engagé de ces personnes, avec un positionnement politique que le pouvoir dans leur pays a pu vouloir faire taire, et la raison de leur fuite du pays. D’où, également, une légitimité ressentie dans la demande de protection demandée à la France et une incompréhension au vu des difficultés pour l’obtenir. » D’où viennent-elles ? On peut distinguer trois zones et vagues successives[4] : tout d’abord, d’Europe avant 1975, puis d’Asie entre 1975 et 1985. L’arrivée des personnes originaires d’Afrique est plus tardive, dans les années 1990, leur nombre augmentant de plus en plus à partir des années 2000.

Mais ce portrait-robot est en réalité à nuancer, tout d’abord en différenciant les personnes exilées installées en France depuis des années et celles arrivées récemment. Leurs réalités sont très distinctes car la France actuelle est, elle aussi, très différente de la France des années 70, 80 ou 90. Pour cela, il convient de faire un pas de côté et de comprendre en quoi le droit d’asile a changé en France, pour les femmes comme les hommes. Avant les années 70, le droit d’asile, tel que prévu par la Convention de Genève en 1951, était réservé aux personnes craignant des persécutions pour des événements survenus en Europe. Puis, le protocole du 4 octobre 1967 applique une extension du dispositif d’asile (signée par la France), aux ressortissants non-européens qui peuvent solliciter celui-ci et se voir reconnaître le statut de réfugié pour des événements survenus après les années 50. En France, l’arrivée des réfugiés, notamment en provenance du Chili, du Vietnam, dans les années 70, puis de Bosnie ou d’Algérie, dans les années 90, contribue à construire une image du réfugié politique légitimement accueilli. Les années 90 voient le contexte se modifier grandement pour les demandeuses et demandeurs d’asile. Le discours idéologique, la subjectivité politique qui régissaient l’exil laissent alors la place à une figure de l’exilé qui va se confondre avec celle du migrant.

Phénomène inédit

Parmi les personnes que nous recevons au Centre Primo Levi, 3 % ont plus de 65 ans, dont la majorité est arrivée dans les 6 dernières années. Le Comité pour la santé des exilés (Comede) fait le même constat : « Les exilé·e·s âgé·e·s pris·e·s en charge sont souvent des personnes arrivées très récemment sur le territoire français (moyenne 4 ans, médiane 1 an). La majorité sont des femmes (59% au Centre de santé et 58 % en permanence téléphonique) et la plupart ne peut pas s’exprimer en français ou en anglais (53 %)[5]. » L’association briançonnaise Refuge solidaire, qui vient en aide aux migrants arrivant depuis l’Italie, voit aussi arriver des personnes de plus de 60 ans : « Une Iranienne de 80 ans et un couple de grands-parents afghans ont ainsi franchi la frontière enneigée en plein hiver, il y a quelques semaines. Le phénomène est inédit et les conséquences potentiellement graves au niveau social et économique[6]. »

C’est ce que signale une des assistantes sociales du Centre Primo Levi : « Cette question du vieillissement se pose, car certains réfugiés arrivent à un âge avancé. Ils sont, en général, venus tard en France ou ont obtenu le statut de réfugié tardivement. Ils n’ont pas travaillé, donc le sujet de leur revenu devient majeur. J’ai fait des demandes d’allocation de solidarité aux personnes âgées (revenu minimal vieillesse), ce que je n’avais jamais fait auparavant. » « Je prends l’exemple d’une patiente tchétchène, poursuit-elle, qui est arrivée relativement âgée en France et qui a été déboutée de sa demande d’asile. Elle se retrouve sans rien, nous avons fait une demande de régularisation, car elle vit en France depuis une dizaine d’années. De manière générale, la précarité n’a pas de fin pour une personne qui est arrivée en France à 45 ans. Supposons que cette personne obtienne des papiers ou le statut de réfugié à 50 ans, qu’elle arrive à travailler et à cotiser durant 10 ans, que fait-elle avec 10 ans de cotisation ? Et je parle d’une personne qui a pu travailler, qui n’est pas handicapée physiquement ou psychologiquement par l’exil. Sinon, l’aide minimale intervient, et encore faut-il avoir des papiers. » Mais obtenir le statut de réfugié ne signifie pas la fin des difficultés : « Une personne avec un statut de réfugié peut prétendre au droit commun, mais, pour avoir droit à une retraite, il faut évidemment avoir cotisé. Si ce n’est pas le cas, elle pourra toucher l’allocation de solidarité aux personnes âgées qui est d’environ 900 €. Comment peut-on vivre avec 900 € ? Obtenir le statut de réfugié n’est pas, comme beaucoup le croient, la fin de l’inquiétude, mais le début d’un énorme travail. »

Un état de santé plus défavorable

L’avancée en âge des réfugiés installés en France ou l’arrivée récente (et exponentielle) de personnes exilées âgées pose la question de leur vulnérabilité de manière accrue au niveau de leur santé, car elles cumulent les conséquences traumatiques liées à la fuite de leur pays, l’arrivée (difficile) dans le pays d’accueil et leur propre vieillissement : « Les conditions de vie et de travail, que ce soit dans le pays d’origine, pour les personnes récemment exilées, ou en France, pour les “travailleurs immigrés”, conduisent à un état de santé plus défavorable et à des situations de handicap plus fréquentes que pour la population autochtone de même catégorie d’âge », nous dit France Terre d’Asile. Les maladies cardiovasculaires ou le diabète sont ainsi particulièrement présents, davantage que dans le reste de la population exilée, ainsi que les troubles psychologiques.

Cette grande vulnérabilité face aux troubles psychologiques s’explique à la fois par la violence continue sur le parcours d’exil, mais aussi parce que les personnes âgées en exil sont davantage touchées par l’isolement social, celles-ci ne parlant que très rarement français ou anglais, ce qui non seulement accentue leur isolement, mais conduit à des phénomènes de renoncement aux soins. En cause, enfin et surtout, la forte précarité de leur situation (plus de 90 % des personnes exilées âgées accompagnées par le Comede disposent par exemple de moins de 890 € par mois)[7], ces « attaques du réel » qui empêchent le soin. L’incertitude, le manque de ressources, la vie en collectivité dans les centres d’accueil ou les hôtels sociaux, le changement très fréquent d’hébergement, la promiscuité importante, le manque d’intimité, parfois l’insécurité, vont raviver le traumatisme et parfois même le créer. « Pour les femmes, la situation est encore plus compliquée, conclut notre assistante sociale. Âgées, exilées, victimes de la torture ou de violence politique, sans reconnaissance sociale, sans moyens économiques, c’est un cumul de vulnérabilités. On se rend compte de l’impact des politiques d’immigration sur les personnes exilées, que ce soit sur la personne réfugiée qui aura une petite retraite, sur celui qui n’a jamais pu travailler ou sur celle qui est déboutée et qui avance en âge. »

Maxime Guimberteau, responsable Communication et plaidoyer


[1] OMS, Vieillissement et Santé,2022.

[2]Portail sur les données migratoires, Personnes âgées et Migration.2022.

[3] France Terre d’asile, Les Réfugiés âgés. Invisibles parmi les invisibles, 2013.

[4] Ibid.

[5] Comede, Personnes exilées âgées (60 ans et plus), 2020.

[6] InfoMigrants, Nous voyons même arriver des personnes âgées qui ont traversé les Alpes, 2021.

[7] Soit le plafond de ressources permettant de bénéficier de la complémentaire santé solidaire (CSS). Cf. Comede, op. cit.