Chronique d’un naufrage annoncé

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« Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qu’il s’est passé » Groucho Marx

La phrase « La vieillesse est un naufrage » est souvent attribuée à Charles de Gaulle, bien qu’il n’y ait pas de preuve formelle qu’il l’ait réellement dite. C’est une vision assez pessimiste du vieillissement, comparant ce processus à une perte de contrôle et à un déclin inévitable. Elle renvoie également au sentiment d’isolement, surtout si la famille, les amis, ne sont plus présents et si la santé limite les interactions sociales. En vieillissant, les personnes ressentent que le monde autour d’elles change rapidement, rendant leur environnement moins familier. Cela nécessite souvent de s’adapter à de nouvelles réalités physiques et mentales et à de nouvelles conditions de vie. C’est d’autant plus renforcé avec l’exil. Mais un des paradoxes est qu’en parallèle il existe une accumulation d’expériences et de savoirs, ce qui peut enrichir la vie des individus de manière significative. Cependant, coupé de sa communauté d’origine, à qui le sujet âgé exilé peut-il transmettre, et comment ?

Vieillir une construction culturelle, si l’on va au-delà du processus biologique, puisque chaque culture a une définition du troisième âge. C’est pour cette raison que devenir « vieux » dépend en grande partie du discours dans lequel nous avons grandi. Cependant, le milieu socio-culturel détermine également les conditions du vieillissement, et en particulier pour les demandeurs d’asile. Nous avons pu suivre plusieurs patients qui sont arrivés en bonne santé en France, mais qui, suite à leurs conditions de vie dégradées et dégradantes (logement insalubre, manque de nourriture, etc.), ont vu leur santé se détériorer.

Paradoxalement, les patients exilés qui dépassent un certain âge disent que « vieillir, c’est un luxe chez nous ». Les conditions de vie éprouvantes ajoutées à l’absence de politiques de santé publique du pays font que vivre longtemps devient un privilège, créant ainsi un décalage par rapport au groupe d’origine. D’autant qu’au pays la personne âgée constitue et fait partie intégrante de la famille. Cette place qui lui revient de droit est perdue dans l’exil, ainsi que les attentions et le respect acquis avec l’âge. L’absence de famille proche en France la pénalise de la complémentarité intergénérationnelle.

Les patients qui fréquentent et consultent au Centre Primo Levi, pour la plupart, ont échappé à une mort certaine ou à un régime du thanatos politique, c’est-à-dire à une volonté de les faire mourir. L’arrivée en Europe pour demander la protection est un moment particulier, dans lequel il faut faire le « solde » de ceux qui restent et ceux qu’ils ont laissés derrière eux. La guerre et les conflits mondiaux inversent l’ordre des générations, où ce sont les ascendants qui éprouvent la souffrance face à la mort. Les deuils dépassent largement le cercle familial, ils touchent les amis et les personnes proches. Vieillir en exil, c’est une absence de consolation, de la part de sa famille restée au pays d’origine. Impossible de réaliser et de partager des rituels avec ses proches qui, en temps de paix, peuvent exister. Ces rites de passage de la vie à la mort, présents dans toutes les sociétés humaines, aident le sujet à se confronter à la dernière étape de sa vie. Et si certains moyens de communication permettent aujourd’hui de garder un contact visuel direct et permanent, les gestes et les présences quotidiens manquent. Dans ces liens qui se maintiennent à distance, souvent, ce que l’on retrouve, ce sont des silences, des refus de tout dire pour éviter d’inquiéter l’autre.

Les personnes âgées qui franchissent les portes du Centre Primo Levi viennent chacune pour des motifs différents, mais ce qu’elles ont en commun, c’est la demande d’un interlocuteur à qui dire leurs angoisses et inquiétudes concernant la mort et leur place loin des leurs.

En effet, la représentation des personnes âgées au sein d’une communauté est très différente non seulement d’une culture à une autre, mais aussi d’une famille à une autre. Chacun donne une valeur singulière à ce moment de la vie ; pour certains, le respect des anciens est un lien avec le savoir et la transmission de la culture même. C’est le cas des communautés tchétchène et ingouche, qui, malgré l’exil, gardent un profond respect des personnes âgées. Dans la salle d’attente du Centre Primo Levi, il est courant d’assister à ce type de scène où des parents et des enfants se lèvent pour saluer une personne âgée qui arrive. Ces communautés ont gardé ce respect et accompagnent la mort de personnes âgées de manière collective. Il existe un effort pour prendre en charge les personnes qui décèdent hors du Caucase, une grande partie est rapatriée, soit par la famille, soit par la communauté.

Mais, pour une grande majorité de patients du Centre, l’appui de la communauté n’existe pas. Au contraire, ils préfèrent, parfois, rester loin des compatriotes pour éviter les conflits. Le trait commun le plus souvent rencontré par les personnes qui vieillissent en exil, c’est la solitude. J’ai remarqué que le moment pendant lequel ils font une demande de consultation correspond à un moment de séparation d’avec quelqu’un de proche : un ami qui déménage, un décès, un mariage… quelque chose renvoie le sujet à sa solitude et, notamment, à l’absence. C’est le cas d’un patient de 64 ans, d’origine arménienne, et que nous appellerons Azad. Il a passé plus de 17 ans en prison en Turquie. Il a obtenu le statut de réfugié dès son arrivée en Europe, il y a plus de vingt ans. Grâce à l’aide des amis et d’un psychiatre, il a pu mener une vie plutôt stable. Il s’est toujours battu pour travailler, mais, un jour, face à son assistante sociale, il éclate littéralement en sanglots quand elle aborde la question de la retraite[1]. Derrière ce mot, il y avait une signification trop lourde pour lui. Il n’avait jamais eu l’occasion de parler à quiconque de toutes les lectures et recherches qu’il avait faites en secret dans des bibliothèques publiques sur ses origines arméniennes. Pendant des années, il a vécu sans faire de bruit, mais, nourri de toutes ses lectures sur le génocide arménien, il comprend que, même avant sa naissance, une volonté d’effacement était mise en place contre son peuple. Ce mot « retraite » implique pour lui de disparaître, « battre en retraite », laisser tomber. Impossible pour lui. C’est comme si la société ne voulait plus de lui. Face au désarroi d’Azad, l’assistante sociale l’adresse au Centre Primo Levi. C’est la première fois qu’il a un espace de parole pour lui et qu’il peut parler en turc, langue qui est la marque de son effacement. L’arménien était interdit à la maison. Azad débute ses premières séances en parlant de ses ancêtres et de l’enfance de son père qui a grandi caché dans une famille turque, pendant que toutes les terres et propriétés de la famille étaient expropriées par les Turcs. Les grands parents d’Azad font partie des « disparus » pendant le génocide arménien. On comprend, après-coup, pourquoi le mot « retraite » a sonné comme un coup de tonnerre dans sa tête, se retirer, partir pour survivre, mais aussi pour mourir.

Vieillir en exil demande aux personnes âgées de suivre les traces qui les ont précédés ; de se poser la question sur les vestiges qu’elles vont laisser à leur tour. La psychanalyse nous enseigne que la mort est impensable. Il ne s’agit pas d’angoisse de mort mais, au contraire, d’angoisse de vie. Drôle de paradoxe ! Quel sens donner à une vie qui a été traversée par la mort et l’effacement de traces de vie ?

J’ai remarqué que, parmi les patients âgés ou vieillissants, ceux qui acceptent le mieux ce moment de la vie sont ceux qui disent « oui » à la mort, ceux qui l’acceptent sans s’y opposer, sans la nier. Ils ont réalisé une torsion particulière. Ils ont réussi à rendre la vie aussi énigmatique que la mort. Consentir à mourir, c’est aussi accepter la vie. Le poète Jorge Luis Borges parlait de l’approche de la mort comme de la chose la plus partagée et la plus banale du monde. Il dit : « Bientôt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort[2]. »

Vieillir en exil, c’est aussi réaliser la volonté d’effacement et de disparition qui a été programmée pour certaines personnes et par certaines cultures. François Cheng, poète chinois qui a connu la guerre et l’exil, nous rappelle, dans ses méditations sur la mort[3], ce que Rilke disait : « Seigneur, donne à chacun sa propre mort. » Ce que nous pouvons souhaiter le plus – et ce, peu importe la durée d’une vie –, c’est que chacun puisse mourir d’une mort qui lui appartienne. Le sujet peut vivre sa propre mort comme étant unique.

Selon Lacan, chaque sujet qui parle, y compris âgé, peut avoir un effet sur sa propre histoire, parce que la puissance d’un dire, d’une parole, n’a pas d’âge. La psychanalyse met en lumière la manière dont chaque sujet peut arriver à trouver une nouvelle identité, à partir d’un travail psychique, échappant ainsi au naufrage annoncé.

Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste


[1] Ce mot, dérivé du latin retractus, désigne depuis la fin du 12e siècle « l’action de reculer », notamment d’un lieu. Signalé pour la première fois en 1213, il indique l’action de se retirer du champ de bataille (sonner la retraite). (…) Action de se retirer de la vie active publique ou mondaine en prenant de la distance par rapport aux gens et aux choses. Source : www.cnrtl.fr

[2] Jorge Luis Borges, L’Aleph, Paris, Gallimard, ??année??, p.36.

[3] François Cheng, Cinq Méditations sur la mort . Autrement dit sur la vie, Paris, Albin Michel,  2017.