Couvrez ce vieux que je ne saurais voir,
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées…
Nos sociétés démocratiques modernes ne cessent de proclamer l’égale dignité de toutes les personnes humaines. Cette dignitas, qui, dans les sociétés antiques, était un privilège, est à tous donnée. Elle, qui était un apanage, est devenue bien commun.
Qui ne voit cependant que lesdites sociétés ont fâcheuse tendance à reprendre d’une main ce qu’elles viennent de donner de l’autre ? Et que réclamant que les vieux puissent « mourir dans la dignité », c’est-à-dire avant d’être incontinents, déments, édentés et baveux, elles ont fâcheuse tendance à suggérer que l’incontinence, la démence, l’édentement et la bave sont choses contemporaines d’une perte de dignité ? Et, autre fâcheuse tendance, qui ne voit qu’elles donnent trop souvent aux exilés, aux migrants, une condition indigne de leur dignité ?
Car oui, il ne suffit pas de proclamer que tous les humains sont porteurs d’une dignité, c’est-à-dire d’une valeur (le mot « dignité » vient du latin dignus, qui signifie : qui vaut, qui a de la valeur) absolue, intrinsèque et inaliénable. Il faut encore leur faire des conditions dignes de leur dignité.
Or, il semble qu’aux vieux exilés ces conditions brillent souvent par leur absence…
Le sentiment qui vient, est souvent celui d’une double peine.
La première peine est celle que vit, sans peu de doutes, tout exilé. Car il est bien rare qu’on s’exile par plaisir et même par désir. La seconde peine est celle qu’éprouve celui qui sent son vieillissement s’accompagner de pertes irrémédiables – car il est rare qu’on ait plaisir et désir à perdre. Tentons de dire un mot de chacune de ces peines, après quoi nous nous demanderons comment peuvent les vivre ceux qui sentent en eux leur addition.
D’une peine…
On peut se moquer, comme l’a fait le grand Brassens, des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » :
C’est vrai qu’ils sont plaisants tous ces petits villages
Tous ces bourgs, ces hameaux, ces lieux-dits, ces cités
Avec leurs châteaux forts, leurs églises, leurs plages
Ils n’ont qu’un seul point faible et c’est d’être habités
Et c’est d’être habités par des gens qui regardent
Le reste avec mépris du haut de leurs remparts
La race des chauvins, des porteurs de cocardes
Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part.
Et Brassens d’affirmer, en somme, la vocation cosmopolitique de l’être humain :
Mon Dieu qu’il ferait bon sur la terre des hommes
Si l’on y rencontrait cette race incongrue
Cette race importune et qui partout foisonne
La race des gens du terroir, des gens du cru
Que la vie serait belle en toutes circonstances
Si vous n’aviez tiré du néant ces jobards
Preuve peut-être bien de votre inexistence
Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part
Nous sommes d’abord citoyens du monde, avant que de l’être de la France ou de la Syrie. Jamais ne sera assez rappelé ce que nous appellerons à nouveau notre vocation cosmopolitique. Mais cela ne saurait empêcher, qu’on le regrette ou non, qu’on s’en désespère ou qu’on s’en félicite, que le sentiment d’appartenance – à une nation, à une culture, à un village, à une famille –- ne fasse partie de l’humanité de l’homme. Que pareil sentiment soit souvent fondé sur quelque chose de fantasmatique (reconstitution a posteriori de la pérennité, de la rectilignité, de la pureté d’une lignée) est vrai ; que le sentiment d’appartenance à l’Humanité doive toujours prendre le pas sur le sentiment d’appartenance familiale, nationale ou culturelle ne l’est pas moins ; mais que nations, religions, familles, cultures soient à simplement sacrifier sur l’autel de la cosmopolis ne l’est pas. Pourquoi ? Eh bien, parce que mépriser le sentiment d’appartenance nationale, c’est risquer de le voir resurgir sous forme de nationalisme ; mépriser le sentiment d’appartenance familiale, risquer de le voir resurgir sous forme de tribalisme ; et mépriser le sentiment d’appartenance culturelle, risquer de le voir resurgir sous forme de culturalisme.
Il nous semble, en d’autres termes, que c’est à partir de la médiation du particulier qu’on s’élève à l’universel, et non point immédiatement. Et voilà qui explique que même celui qui a quitté son pays en ait parfois le regret, bien que ne regrettant pas de l’avoir quitté, tant ce pays lui était devenu une sorte d’enfer… Tel est le paradoxe souvent tragiquement vécu par l’exilé : qu’il ne peut ni regretter ni ne pas regretter le pays qu’il a quitté. Cette situation où l’on ne peut ni, ni ne pas étant la définition même du tragique, du cas cornélien.
… et d’une autre peine
Mais cette peine qu’éprouve celui qui est à la fois heureux et malheureux d’être parti, l’exilé jeune, en forme, celui qui voit l’avenir s’ouvrir à lui comme un ensemble de possibilités et espère pouvoir le façonner selon son désir, peut sans doute sans trop de peine l’assumer, la supporter. Qu’en est-il, cependant, du cas de l’exilé vieillissant ? Chaque vie est singulière, bien sûr. Mais voir la mort s’approcher, n’est-ce pas sentir se rétrécir la palette des possibilités ? L’approche de la camarde ne sonne-t-elle pas souvent le glas de bien des maîtrises, nous ramenant à « la secousse enfantine du sanglot » (Levinas) ? Il est très nécessaire de dire, avec Kant, à celui qui est dans les derniers lacets du chemin de sa vie que les pertes de certaines de ses maîtrises ne sont pas une perte de dignité. Mais ce qui est nécessaire n’est pas toujours suffisant – et il est vrai que, si la dignité ne saurait se perdre, le sentiment de dignité, lui, le peut. Et comment n’éprouverait-il pas comme un sentiment d’indignité, celui qui souffre de cette double peine d’être à la fois exilé et vieux ?
Trop souvent abandonné à son triste sort par une société qui a fâcheuse tendance à ne pas vouloir le regarder, comment ne se souviendrait-il pas avec nostalgie de ce pays où il a appris la vie, sa langue, où il fut guidé, souvent aimé – avant que quelque catastrophe ne le contraigne à le quitter ?
Car comme disait Du Bellay :
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
Oui, ce n’est pas être imbécile que de désirer terminer en son pays natal « le reste de son âge ».
Il n’est malheureusement pas toujours possible de permettre ce voyage à l’exilé. Quelle conduite alors adopter ? Selon nous, œuvrer pour qu’il retrouve, autant qu’il est possible, le sentiment de sa dignité, en étant attentif à la fois aux possibles, à la fois aux impossibles qu’il éprouve alors. Qu’est-ce à dire ? Eh bien : à la fois exalter tous les possibles qui demeurent encore : le petit bonheur d’un mets, d’un parfum, d’une chanson, d’un conte du pays ; à la fois lutter contre ce sentiment de l’impossible, de l’insupportable qu’entraîne la douleur non traitée, la solitude non désirée, etc.
Il s’agit en somme de considérer le sidéré pour qu’il désire encore un peu.
A-t-on remarqué que ces trois mots : sidérer, considérer, désirer, ont même origine étymologique, à savoir le sidus, sidéris des Latins, qui signifiait l’astre ?
Être sidéré, c’est, comme le dit M. Macé, être stupéfait, ébahi, abasourdi, atterré, et même « terré, enclos dans une émotion qu’il n’est pas facile de transformer en une motion », avec l’impression que « s’épuise la possibilité de toute possibilité ». Comment alors retrouver le chemin du désir, du desiderium, comme disaient encore les Latins ? Eh bien, en le considérant, la considération étant plus chaleureuse que le respect, mais moins brûlante que l’amour. Car le respect est trop froid et distant (« tenir en respect », n’est-ce pas tenir à distance ?) pour redonner le désir de vivre à qui l’aurait perdu. Considérer un être humain (de considerare), c’est le regarder comme les Anciens regardaient les astres, c’est-à-dire ce qui apporte lumière et chaleur. C’est le regarder avec une attention, une prévenance, une estime, un regard qui se transforme en un égard. Alors, peut, malgré l’exil, malgré la vieillesse, s’ouvrir à nouveau le sentiment qu’il demeure du possible…
Oui, considérons les sidérés pour qu’ils recommencent à désirer.
Puisse en somme l’écoute attentive broder un fil là où l’exil et la vieillesse ont déchiré les mailles. De cette écoute, n’attendons certes pas qu’elle soit toujours miraculeuse. Mais elle peut être le moyen d’aider l’autre à penser, pendant quelques semaines, quelques jours ou quelques heures, que sa vie aura tout de même été plus un cadeau qu’un fardeau.
Eric Fiat, professeur agrégé en philosophie, Université de Paris-Est Marne-la-Vallée/Gustave Eiffel