À chaque pays européen son mur, ses fils barbelés, son arsenal de drones, ses canons sonores ou ses caméras thermiques. Comme l’empereur Hadrien il y a 1 900 ans, les pays européens semblent à l’extérieur comme à l’intérieur se préparer à l’invasion, dans des proportions bien plus importantes. Une politique répressive au coût social finalement immense.
En 2022, l’Union européenne (UE) comptait plus de 2 000 kilomètres de barrières et murs frontaliers, contre à peine plus de 300 kilomètres en 2014[1]. Les coûts de ces constructions sont faramineux : 350 millions d’euros pour la Pologne, 800 millions pour la Hongrie, 63 millions d’euros pour la Grèce, 46 millions d’euros pour la Bulgarie. En plus de ces milliers de kilomètres de mur, l’UE dispose de l’agence Frontex, son bras « armé », dont le rôle est très critiqué. Human Rights Watch avait ainsi documenté l’utilisation de la surveillance aérienne par l’agence européenne en Libye : « Des avions et un drone affrétés par Frontex […] opérés par des sociétés privées, transmettent des flux vidéo et d’autres informations à un centre de coordination au siège de Frontex à Varsovie, où des décisions opérationnelles sont prises sur quand et qui alerter à propos des embarcations de migrants. En alertant les autorités libyennes sur des embarcations transportant des migrants, sachant que ces migrants seront renvoyés vers des traitements atroces, et malgré d’autres options, Frontex se rend complice de ces abus. » Il s’agit pourtant de l’agence européenne la mieux financée et elle continue de l’être. Entre 2021-2027, elle aura bénéficié de 5,8 milliards d’euros. Elle devrait bénéficier, à l’horizon 2027, d’un contingent disponible de plus de 10 000 agents pour un budget de 900 millions d’euros. Car un des enjeux majeurs, pour l’Union européenne, est maintenant l’externalisation des frontières.
Selon un rapport du CCFD-Terre solidaire[2] : « Si les financements sont un puissant levier de la politique européenne d’externalisation, leur traçabilité est pour le moins complexe […] Les fonds alloués à cette politique sont multiples et imbriqués dans différentes lignes budgétaires qui peuvent poursuivre des objectifs divers, évoluant en fonction du contexte politique. Le think tank Overseas Development Institute calculait qu’entre 2014 et 2016, l’UE y avait engagé 15,3 milliards d’euros pour les prochaines années ». Un certain nombre de financements sont tout de même identifiables à travers le Fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne pour l’Afrique créé en 2015. Le Monde diplomatique[3] soulignait à son sujet que « ce programme vise essentiellement à encourager un contrôle plus strict des mouvements de population entre les pays africains et à financer les opérations d’arrestation de migrants ». Entre 2017 et 2023, la contribution du Fonds fiduciaire aux efforts libyens de répression à l’encontre des migrants s’est ainsi élevée à près de 450 millions d’euros. Après la Libye, l’attention de l’UE se porte maintenant, de manière très insistante, sur la Tunisie. Un soutien comprenant un prêt de 900 millions d’euros, une aide budgétaire de 150 millions d’euros et 105 millions d’euros pour la gestion de la migration a été promis pour 2023.
Derrière le mur d’Hadrien
Pour celle ou celui qui arrive à échapper aux gardes-frontières, aux barbelés, aux drones, aux caméras thermiques et aux systèmes d’alarme, qu’en est-il derrière le mur d’Hadrien, derrière la forteresse, en France ? Là aussi, l’approche répressive tend à dominer, mais il n’en a pas été toujours ainsi. Après la Seconde Guerre mondiale, la politique d’immigration était partagée entre le ministère des Affaires étrangères, le ministère des Affaires sociales et le ministère de l’Intérieur. Progressivement, l’immigration et l’asile basculent entre les mains du ministère de l’Intérieur. À partir de 2013, il concentre l’ensemble des pouvoirs sur les questions d’immigration et d’asile. C’est un véritable tournant, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, déclarant la même année : « Nous tenterons toujours de faire un maximum d’éloignements », dans la continuité de la politique de Nicolas Sarkozy qui fera gonfler le budget annuel du ministère de l’Intérieur pour la rétention et la reconduite à la frontière, et passera alors à 500 millions d’euros.
Un chiffre dévoilé par la Plateforme des soutiens aux migrant.es[4] illustre aussi cette prodigalité financière : depuis 1998, 1,28 milliard d’euros ont été dépensés afin d’empêcher les personnes exilées de franchir la Manche. Environ 160 millions d’euros par an sont dépensés pour dissuader leur présence et évacuer les camps à Calais et sur le littoral de la Manche et de la mer du Nord nous apprend également un rapport de l’Assemblée nationale[5], qui regrette, par ailleurs, sur ce sujet « l’absence de données fines transmises par certains opérateurs sur les exercices budgétaires antérieurs ». Or, 120 millions d’euros, rappellent les auteurs, est une somme équivalente à « un an de dépenses publiques en faveur de l’intégration professionnelle des réfugiés ». Au niveau national, l’Assemblée nationale s’est intéressée au coût des mesures d’expulsion[6] : « Les rapporteurs estiment le coût global de la politique d’éloignement forcé des étrangers en situation irrégulière à 468,45 M€ en 2018 et le coût moyen d’un éloignement forcé aux environs de 14 000 € en métropole et en outre-mer. » Une politique d’éloignement que la crise sanitaire liée au Covid a ralentie, mais qui retrouve ses niveaux d’antan. En 2022, les expulsions d’étrangers ont augmenté de 15 %, avec 15 396 éloignements réalisés[7]. Préalable à l’éloignement, l’enfermement dans les Centres de rétention administrative (CRA) tourne à plein régime. « Depuis de nombreuses années, soulignent plusieurs associations dont la Cimade et France Terre d’Asile[8], « la France est l’État de l’Union européenne délivrant le plus de mesures d’éloignement vers des pays tiers, dépassant les 100 000 OQTF [obligation de quitter le territoire français] par an depuis 2018, hors outre-mer […] La nécessité de l’enfermement dans les centres de rétention doit être questionnée, car la majorité des personnes privées de liberté le sont sans qu’un éloignement effectif puisse être réalisé. »
Une logique qui nourrit la violence qu’elle prétend combattre
Un enfermement discutable et cher, car il faut des centaines de fonctionnaires, policiers, juges, médecins, entreprises de restauration, de propreté, pour faire (mal) fonctionner le système, les dépenses liées au maintien en zone d’attente ou en rétention s’établissant à 156,09 millions d’euros en 2022 (en hausse de 15 %)[9]. Des lieux d’enfermement dénoncés récemment par la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté[10] qui décrit des endroits « inadaptés ou sous-dimensionnés, anxiogènes, dégradés et mal entretenus », estimant qu’« une telle logique ne peut que nourrir la violence qu’elle prétend combattre – qui serait bien plus efficacement prévenue par la réduction du nombre de retenus et de leur durée d’enfermement ». Un avis qui touche le cœur du problème : quelle est vraiment l’efficacité de ce système répressif, de ce non accueil, et des dizaines de millions d’euros qui y sont chaque année investis ? Les associations qui travaillent au quotidien avec les personnes exilées le disent depuis très longtemps : un accueil digne, humain et adapté est plus efficace, ou, si nous adoptons une vision économique de la question, coûte moins cher à la société française. Cela se vérifie au niveau des besoins en interprétariat. Une grande partie des personnes exilées en France ne parlent pas suffisamment le français pour bénéficier d’un suivi médical de qualité sans avoir recours à un interprète. En 2022, c’était le cas de 60 % des patients du Centre Primo Levi. Cette nécessité a été largement négligée dans les politiques publiques. Au-delà du respect de la dignité des personnes à comprendre ce qui leur est expliqué, l’impact bénéfique de l’interprétariat a été prouvé[11] : les personnes s’auto-médicamentent moins, recourent moins aux soins inutiles et on observe moins de complications de maladie. De plus, lorsqu’ils peuvent communiquer avec leurs patients, les professionnels de santé prescrivent moins d’examens complémentaires et n’allongent pas les durées d’hospitalisation. C’est un investissement sur l’avenir, comme l’est le maintien de l’Aide médicale d’État[12]. L’Inspection générale des affaires sociales (IGAS)[13] le dit : « Refuser à une partie de la population un suivi médical standard conduirait à favoriser le développement de maladies graves et/ou de résistances aux traitements, mettant en danger la santé de tous et compromettant ainsi l’efficacité générale de la politique de santé publique […]. Ne pas assurer un accès aux soins primaires à des personnes, particulièrement celles en situation de précarité cumulant les handicaps sanitaires et sociaux, peut conduire in fine la société à devoir assumer des dépenses plus importantes, notamment des dépenses hospitalières. »
Un an avant l’élection présidentielle de 2022, plusieurs universitaires et acteurs associatifs avaient interpellé le gouvernement[14] : « Toutes les personnes ayant travaillé auprès d’exilés savent que le coût de l’exil, les pertes et les séparations qu’il implique sont tels qu’une fois arrivés sur la terre dite d’accueil, ils n’en partiront pas. Il ne sert à rien de tenter l’asphyxie. Les indésirables ne disparaissent pas, ils s’éclipsent dans les zones de la grande précarité, où ils sont soumis à des violences cumulées pour un coût social finalement immense. »
Maxime Guimberteau, responsable communication et plaidoyer
[1] Combien y a-t-il de murs anti-migrants dans l’Union européenne ?, RTBF, 2023.
[2] Rapport : Dans l’angle mort : le rôle de la France dans l’externalisation des politiques migratoires européennes, 2022.
[3] La Libye, garde-chiourme de l’Europe face aux migrants, 2023.
[4] Rapport d’enquête sur 30 ans de fabrique politique de la dissuasion, 2022
[5] Rapport d’enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d’accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la France, n° 4665, 2021.
[6] Rapport fait au nom de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi, après engagement de la procédure accélérée de règlement du budget et d’approbation des comptes de l’année 2018 – Annexe 28, Immigration, asile, intégration,– Assemblée nationale
[7] « Les demandes d’asile en France et les expulsions d’étrangers ont fortement augmenté en 2022 », Le Monde, 26 janvier 2023.
[8] Rapport annuel sur les centres et locaux de rétention, 2022.
[9] Avis fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur le projet de loi (n°4482) de finances pour 2022, Tome II, Immigration, asile et intégration, par Mme Élodie Jacquier-Laforge.
[10] « La contrôleuse générale des lieux de privation de liberté alerte une nouvelle fois sur les conditions de détention déplorables », Le Monde, 11 mai 2023.
[11] La Souffrance psychique des exilés, une urgence de santé publique, rapport du Centre Primo Levi et de Médecins du Monde, 2018.
[12] Spécifiquement dédiée aux personnes étrangères sans droit au séjour
[13] L’Aide médicale d’État : diagnostic et propositions, rapport de l’Inspection générale des Affaires sociales et de l’Inspection générale des Finances, 2019.
[14] « Médiation et interprétariat sont essentiels tout au long de la trajectoire d’asile », Le Monde, 24 juin 2021.