Le Centre Primo Levi a publié, à la fin de l’année 2016, un rapport sur les failles de notre procédure d’asile : Persécutés au pays, Déboutés en France, pour alerter les pouvoirs publics sur le fait qu’un bon nombre de déboutés – y compris des patients du Centre Primo Levi – n’étaient pas reconnus réfugiés malgré leurs craintes fondées de persécutions dans leur pays d’origine, et ce parce qu’ils n’avaient pas été convaincants. Ce rapport reste encore d’actualité. En 2023, nous retrouvons, dans les motifs de rejet, des arguments qui montrent que tout repose sur la capacité à bien présenter les faits étayant la demande d’asile, et donc à convaincre : « récit sommaire et peu consistant », « déclarations peu précises », « propos hésitants, invraisemblables » ou, sinon, « trop récité et convenu pour être crédible ».
Nous pouvons imaginer la difficulté, pour chaque demandeur d’asile, de relever ce défi d’expliquer pourquoi il demande d’asile, surtout dans un climat de suspicion et, par voie de conséquence, dans des conditions qui sont loin d’être accueillantes. Lors du colloque, en 2018, Les Paradoxes de l’oubli du Centre Primo Levi, l’historien Pierre Vesperini – à qui j’avais fourni un certain nombre de rapports d’entretien anonymisés – nous dit à la lecture de ces derniers : « Ce qui frappe immédiatement, c’est à quel point, les demandeurs d’asile sont de mauvais raconteurs d’histoire. »
Comment montrer qu’on dit vrai ? Et comment convaincre quand on a été victime de tortures, alors que ces violences extrêmes ont justement pour but de faire taire, d’anéantir toute subjectivité ? Pour beaucoup, l’entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) est appréhendé et vécu comme un interrogatoire qui rappelle trop souvent celui vécu sous la torture dans le pays d’origine. L’audience à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) est éprouvée comme « un tribunal pénal ». Pour participer à un accueil digne, il suffirait peut-être de rassurer ces personnes, de leur dire que ce n’est pas du même ordre, que rien ne leur est reproché ? Peut-être faut-il encore qu’ils soient accompagnés dans cette démarche, que nous les aidions à préciser les faits, en leur expliquant l’intérêt de le faire ? De plus, le bénéfice d’une prise en charge médico-psychologique pourrait également être d’aider les demandeurs d’asile à surmonter leurs traumatismes, à faire confiance et à comprendre l’enjeu de la démarche… mais encore faut-il du temps pour que cet accompagnement soit mis en place. Au Centre Primo Levi, j’ai reçu des patients qui n’avaient bénéficié d’aucun accompagnement lors de leur première demande d’asile et qui n’avaient donc pas parlé d’un certain nombre d’événements qui étaient pour eux traumatiques. Cela leur a porté préjudice. C’est pourquoi la procédure de demande d’asile ne peut pas être trop rapide non plus ! Une procédure accélérée ne laisse pas, au demandeur d’asile, le temps de se poser, d’être accompagné et d’être orienté vers un médecin et un psychologue, notamment pour l’aider à dormir.
Il est donc primordial que les demandeurs d’asile soient accompagnés tout au long de la procédure de demande d’asile. De ce point de vue, il existe une grande inégalité, ce qui a un impact certain sur l’issue de la procédure. En dehors des Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), il peut y avoir des accompagnements en hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile (HUDA), mais cela reste aléatoire selon la structure. Y compris en CADA, de grandes disparités demeurent, car tous ne disposent pas toujours de moyens suffisants pour proposer aux résidents un réel accompagnement. Accompagnement qui peut être très utile pour aider à verbaliser, à apporter des détails, à faire confiance… Ne parlons pas de ceux qui sont en hôtel, à la rue ou hébergés par des compatriotes, ils sont complètement isolés et ne sont pas toujours orientés vers des associations.
Revenons sur la procédure accélérée pour comprendre comment elle peut participer à fabriquer des exilés déboutés du droit d’asile. Si la personne vient d’un pays d’origine sûr, si elle ne fait pas sa demande d’asile dans le délai de 90 jours à compter de son arrivée en France ou si elle fait une demande de réexamen, elle est de fait placée en procédure accélérée. Cette dernière peut aussi être appliquée selon des critères d’appréciation relevant de la Préfecture (empreintes inexploitables, demandes frauduleuses, quand une mesure d’éloignement a été prise) et par l’OFPRA (demandes sans pertinence, manifestement infondées ou frauduleuses). Cette procédure a moins de garanties juridiques que la procédure normale, car les délais sont plus courts, l’audience est tenue par un juge unique à la CNDA, et elle a un impact sur les conditions matérielles d’accueil (CMA).
Dès le début de la procédure, au guichet unique pour demandeurs d’asile (GUDA), au moment de la remise du formulaire à envoyer à l’OFPRA, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) – chargé du dispositif national d’accueil – peut refuser d’ouvrir ces droits (les CMA). Par exemple, en cas de demande de réexamen de la demande d’asile, ou si le demandeur d’asile refuse une proposition d’hébergement ou une orientation vers une région déterminée par l’OFII (et ce, même si cette orientation ne tient pas compte, des soins qui peuvent avoir été mis en place ou des attaches que peut avoir le demandeur d’asile sur place), ou encore en cas de demande d’asile tardive, sans motif légitime. Or, l’OFII applique de manière quasi systématique ce dernier cas, sans même prendre en considération d’éventuels « motifs légitimes » justifiant le caractère tardif de la démarche. Ces « motifs légitimes » n’ont d’ailleurs pas été́ précisés par la loi. Récemment, j’ai reçu un patient qui s’est présenté au GUDA plusieurs mois après son arrivée en France, car il était dans un tel état psychique qu’il n’était pas prêt à faire sa demande d’asile. D’autant qu’il n’avait aucun lieu où dormir. Au moment où son état s’est un peu stabilisé, il s’est présenté avec un certificat médical du Centre Primo Levi invoquant sa situation de vulnérabilité d’origine à l’OFII, mais celle-ci n’a pas été prise en compte. Il a eu un refus des conditions matérielles d’accueil basé sur le caractère tardif de sa demande. C’est suite à notre recours qu’un dossier médical a pu lui être remis pour tenter de bénéficier des conditions matérielles d’accueil du fait de sa vulnérabilité.
Nous pourrions penser que c’est une bonne chose que la procédure soit accélérée ; qu’elle ne soit pas trop longue pour les demandeurs d’asile, bien sûr ! Mais, dans la pratique, l’OFPRA peut difficilement tenir ces courts délais. Le risque est alors que l’examen soit plutôt expéditif pour certaines procédures, ce qui est souvent le cas pour les réexamens de demande d’asile. Il y a donc, dès le départ, une inégalité selon des critères aveugles qui ne tiennent pas compte du fond de la demande d’asile.
En ce qui concerne le délai de 90 jours : combien de demandeurs d’asile, une fois arrivés en France, n’ont pas su tout de suite quelle était la procédure à suivre ? J’ai accompagné des patients en demande d’asile qui avaient été orientés à leur arrivée en France vers une carte de séjour pour des raisons médicales au vu de leur état physique et psychique. C’est une proposition légitime, mais qui remplace souvent la demande d’asile qui pourrait pourtant assurer une protection plus adaptée.
Dans quel but cette disposition législative qui établit ces deux types de procédure, accélérée et normale, a-t-elle été adoptée si ce n’est pour sélectionner et limiter la demande d’asile par des barrières invisibles, qui viennent entraver les demandeurs d’asile en mal d’être suffisamment convaincants ?
Aurélia Malhou, juriste