Accueillir, pour un psychanalyste, questionne toujours l’orientation dans l’écoute d’un patient et les repères sur lesquels se baser dans la clinique.
Il est avéré que les mineurs non accompagnés ont depuis longtemps des parcours tout aussi violents que les adultes et présentent, en raison de leur âge, une vulnérabilité certaine aux expériences traumatiques et à leur répétition. Même sans études, il n’est pas difficile d’admettre que ces jeunes présentent, de par cette succession d’épreuves, un risque accru de développer des troubles psychiques importants dès leur arrivée dans le pays d’exil. Leur absence de prise en charge, tend à exposer ces jeunes non seulement à une chronicisation de leurs troubles, mais aussi à de profondes difficultés d’insertion dans la communauté d’accueil.
La construction et la transmission d’un savoir sur les effets traumatiques de telles expériences se sont développées depuis leur arrivée, il y a quelques décennies, mais la création de dispositifs de soin à leur intention aurait été également bénéfique.
Sans l’évacuer, il est important de souligner que la dimension traumatique, le registre de l’expérience de la violence, ne préjuge pas toujours de la direction de l’écoute, ni de l’orientation, pour un sujet, dans sa parole. On peut même dire qu’un jeune ne parle jamais de la seule réalité, mais de la manière même dont elle se constitue pour lui dans ce moment de tentative de reformulation de son expérience du monde que sont l’adolescence et l’exil.
Si les psychanalystes formulent souvent cette question : « Quelle boussole pour la clinique ? », c’est finalement que toute écoute est toujours un tant soit peu orientée. Elle peut l’être d’abord par la place que l’on occupe dans le champ social. Cette place de laquelle on s’adresse dépend de notre champ et de notre fonction, inscrits dans le social et dans le langage (être éducateur, psychanalyste, voire juriste, etc.). Mais elle dépend aussi de ce qui est inscrit au frontispice de nos institutions. Il n’y a donc pas d’écoute ou d’accueil qui serait hors discours, c’est-à-dire qui ne serait attaché(e) à aucun signifiant en particulier. Il est vrai que le cadre qui oriente la rencontre aujourd’hui avec les mineurs non accompagnés emprunte à des signifiants qui sont plutôt ceux des considérations contemporaines sur leur histoire et sur lesquelles ces institutions qui les reçoivent se sont construites : l’exil, le traumatisme, la formation et l’intégration…. Ces signifiants coexistent d’ailleurs avec ceux inclus dans les représentations en vigueur sur ces jeunes qui viennent d’ailleurs : l’étrangeté, l’inassimilable, parfois…
Par exemple, une éducatrice d’un foyer d’accueil évoque comme suit l’orientation d’un jeune : « Cela fait des mois que H. est ici et il n’arrive pas à apprendre le français, voire il manque régulièrement l’école sans que l’on sache réellement pourquoi. On sait juste qu’il vient d’une région en Afghanistan connue pour avoir été une région talibane et on imagine qu’il y a eu beaucoup de violences subies par la famille. »
L’interrogation à propos de ces signifiants ne tient pas tant à l’importance qu’ils ont pu prendre dans le champ d’accueil de ces jeunes. Leur prise en considération (tel le traumatisme) est plus que souhaitable, et ces jeunes ne seraient pas reconnus sans un certain cadre professionnel, des corps de métiers. Le risque relève plutôt de la dimension de généralisation, d’uniformisation dans le rapport à la clinique. Comment se défaire, parfois, des classifications et autres inventaires, comment éviter une clinique « universalisante », souvent dommageable, et déjouer ce qui semble, par ailleurs, dans le repérage et l’écoute, trop orienté, trop fléché ?
D’autre part, ce sur quoi nous devons nous régler, nous ajuster dans l’écoute, n’est pas seulement une question de choix ou de positionnement professionnel. Ce que nous écoutons, en effet, n’est pas sans conséquences dans la possible installation du transfert. Avec l’adolescent, nous pouvons être rangés, si l’on n’y prend garde, dans le champ des discours préétablis, où il ne sentirait, dans nos paroles, ni l’écho ni la résonnance de l’énigme ou de la question qui le traverse. Dans ce cas, il appartient au clinicien de s’interroger, dans l’écoute, sur ce qui appartient réellement au sujet, derrière les identifications aux déterminations qui l’inscrivent dans le lien social, ainsi que dans l’ici et maintenant de la consultation (le trauma, la victime, les apprentissages…), afin de ne pas le priver d’une place de sujet. Ces assignations n’appartiennent pas seulement aux discours de la société ou de ceux qui les accueillent, mais aussi aux discours familiaux, sociaux, voire culturels, de l’adolescent, auxquels il convient de ne pas accoler le sujet, dans le registre d’une altérité plutôt que d’une singularité. Le risque est de le réduire à un individu non seulement dépouillé de ses montages inconscients (à un âge, qui plus est, où il est difficile de les formuler), mais aussi de sa propre parole.
Il y a un temps de suspension dans l’écoute qui peut redonner place à l’imprévisible, au discordant, dans l’accueil de la parole de ces jeunes. Comment s’assurer que nous restons encore disponibles à accueillir une singularité qui s’adosse aussi à la logique de l’inconscient ? Comment continuer à déjouer la tentation de généralisation, derrière les ressemblances et le nivellement de la différence ?
Réussir à surprendre les adolescents par un rapport au savoir qui ne soit pas son ravalement au « bien entendu ! » peut être un moment important avec ces jeunes, mais, il faut l’avouer, pas toujours aisé à saisir.
Dans les premières consultations, H. se présente toujours placide, calme, même souriant. On parle un peu de son quotidien, du ramadan : il s’excuse de ne pas être venu la semaine précédente, il était un peu fatigué, dit-il. Il parle des bonnes relations avec ses camarades, des différentes communautés qui coexistent au foyer… puis, après ces entrefilets, un silence s’installe. Je vois son visage imperturbable, mais las ; je le regarde, avec une certaine pudeur, comme si je lui montrais que j’attendais quelque chose, un je ne sais quoi, tout en demeurant présent par l’expression du visage pour ne pas le laisser en proie à l’absence… Il se met à bouger les lèvres sans parler… J’énonce un « Tu veux dire quelque chose, H. ? »… Il me dit qu’il regarde le ventilateur… « Souvent, je parle à quelqu’un, mais je suis ailleurs… » Il m’évoque une scène où le directeur de son foyer lui parle, mais où lui est totalement absent, et c’est son directeur qui va rompre le silence en le tapotant sur l’épaule… Puis, il associe sur la religion, la prière qui aide à chasser les mauvaises pensées, même si elles reviennent toujours… Ensuite, il me parle d’images très anciennes qui lui viennent, comme un kaléidoscope, des talibans, des Américains qui bombardaient les animaux, mais aussi des images de la famille, dans les champs, à la maison ou à la madrasa… Il les nomme sans angoisse, mais perplexe, comme désorienté… Après un silence, je lui parle de ces événements de la vie qu’on traverse enfant sans trop les comprendre, sans toujours d’ailleurs se poser de questions, et sans trop savoir finalement ce que c’est, ce qu’est leur statut, ce qu’ils disent… Mais il me rappelle que ces pensées augmentent et l’envahissent avec l’âge, et encore plus depuis son arrivée en France… Il a 17 ans. Je lui réponds que, pour beaucoup d’événements de la vie, la compréhension vient dans un second temps, dans l’après-coup et même, parfois, des années après… Et, pour les choses de l’enfance, c’est plutôt à l’adolescence ou à l’entrée à l’âge adulte… Et ce sont des moments délicats, déroutants… C’est compliqué de les regarder depuis l’âge et la place qu’il occupe aujourd’hui… Il me répond que quand il observe la situation des enfants qu’il croise ici, il peut ressentir parfois une forte colère envers son enfance…
Dans l’énonciation de cette parole, quand on écoute ce qui se dit derrière ce qui s’entend, il ne faut pas se méprendre. Ce n’est pas nécessairement la haine du pays, de l’enfance qui s’énonce – encore que celle-ci puisse avoir sa place -, mais le rejet de l’organisation infantile, c’est-à-dire de l’asymétrie des liens. Ce que nous rappelle ce jeune H., c’est que l’adolescence, suivant la logique du signifiant et du langage, est une logique d’après-coup, c’est-à-dire que la signification vient dans un second temps. Ce qui apparaît alors, c’est l’énigme de la place que l’on occupait pour l’« Autre » dans l’enfance, finalement celle d’être toujours un tant soit peu en position d’objet, derrière toutes les attentions, qu’elles soient maternelles, familiales, voire sociales ; cet « Autre », d’ailleurs, dont l’image, dans ce mouvement, s’érode. Ce savoir inconscient qui émerge est normalement alors un moment d’ouverture dont les jeunes doivent pouvoir se saisir pour reformuler les liens et s’avancer dans leur propre désir, notamment si une rencontre se présente et est à même de soutenir un dégagement possible. Comment faire pour que ce moment de passage, d’ouverture, où ce qui s’avérait n’est plus et où ce qui doit advenir n’est pas certain, ne devienne pas, par la mauvaise rencontre avec la violence, simple déflation narcissique, angoisse de la solitude ou ravalement par l’infantile et la culpabilité ?
Accueillir ces jeunes exilés, c’est proposer un lieu de parole à un carrefour, l’adolescence, où le « sens » ne peut être giratoire, mais implique des allers-retours. Se tenir à ce croisement est un impératif pour aider ces jeunes à trouver des appuis plus assurés face à la grande Histoire et à ses traumatismes.
Jacky Roptin, psychologue clinicien et psychanalyste