L’agence Grand Huit accompagne le Centre Primo Levi dans sa réflexion sur l’aménagement de ses nouveaux locaux. Comment se traduit, sur le plan architectural, le souhait de bien accueillir les patients ?
Est-il possible de faire en sorte que les personnes ne se sentent ni désirées ni attendues, afin de les faire repartir ?
Clara Simay : C’est une question sur laquelle nous avons beaucoup bataillé au sein de notre agence d’architecture. Certaines structures liées à l’urgence, l’hébergement, l’accueil temporaire nous ont formulé ce type d’injonctions auxquelles nous avons résisté. Par exemple, il nous a été demandé que les lieux ne soient pas très confortables, pas trop accueillants, pour que la personne ne stagne pas.
Selon moi, ces temps de reconstruction se doivent au contraire d’être extrêmement qualitatifs puisqu’ils sont en lien avec la fragilité. Personnellement, j’ai commencé avec la petite enfance. Ce public permet de se rendre compte qu’une personne assez vulnérable peut ne pas trouver sa place dans le milieu urbain. La ville n’est pas faite pour les enfants, car son échelle n’est pas adaptée à eux et les échanges sont souvent brutaux. L’espace urbain est plutôt conçu pour la voiture, ce qui les amènent à se loger et à se parquer dans un espace de jeu très sécurisé. C’est également le cas des personnes âgées qui ont, elles aussi, bien des difficultés à trouver une place, notamment avec l’accélération de la mobilité. Dès qu’une bascule dans un autre espace-temps s’opère, les personnes vulnérables en pâtissent violemment.
L’accueil au sens physique est le premier espace dans un lieu dédié à cela. C’est lui qui fait l’interface avec un monde urbain assez brutal. Si les personnes vulnérables, fragilisées, trouvent difficilement leur place d’une manière générale, comment faire pour que cet espace dédié devienne une interface, un sas, finalement, vers une fonction, comme le soin, par exemple ? C’est cette articulation entre la rue et le soin qu’il faut trouver pour le Centre Primo Levi.
Comment bien accueillir ?
CS : En architecture, il existe une notion intéressante d’accessibilité universelle. Ce n’est pas celle de l’accessibilité, qui se résume souvent à un point technique, comme, par exemple, l’installation d’une rampe pour permettre à une personne de grimper avec son fauteuil. En réalité, il existe toute sorte de handicaps, liés à la vue, à l’audition, à la motricité, mais aussi au champ psychiatrique, ce qui recouvre des questions physiques et sensorielles très différentes. Cette dimension universelle, c’est concevoir l’espace de manière à accueillir tous les types de handicap. En prenant soin de l’espace, en prenant soin de l’accueil, de la séquence d’un point de vue sensoriel et moteur, c’est au bénéfice de tous. Par exemple, des magasins ont expérimenté la mise en place d’horaires durant lesquels la lumière et la musique sont moins fortes afin d’être adaptées aux personnes souffrant de troubles autistiques. Or, ils se sont rendu compte que tout le monde venait à ces heures-là, parce que personne n’a envie d’être agressé par la musique et la lumière.
La place de l’accueillant a également été beaucoup travaillée avec les accompagnants sociaux des différents projets que nous avons eus. Avec des publics précaires, les lieux sont franchement ouverts pour signifier que chacun est vraiment accueilli. C’est de la générosité dans les espaces communs, par exemple, ne pas avoir d’exiguïté dans une salle d’attente où on va caser des fauteuils comme on peut. Il s’agit plutôt de la concevoir comme un espace de vie, comme un lieu où nous sommes bienvenus et non passifs à attendre. Peut-être recréer de la sociabilité entre les personnes, en créant un espace où on peut prendre un café ? Pour les personnes victimes de torture et de violence politique, comment faire en sorte qu’elles trouvent leur place ? Est-ce que cela veut dire participer à l’accueil ? À la Ferme du Rail – qui comprend un CHRS et un lieu de travail – les personnes travaillent au maraîchage et recueillent le compost des habitants du quartier. Elles deviennent pourvoyeuses de service à la ville pour le bien commun. La question sous-jacente est donc : comment opérer un retournement de la situation d’assistance ? Que les bénéficiaires ne soient pas passifs ou dans une activité occupationnelle, mais trouvent une place dans la ville par le service rendu et par l’accueil. Dans cet exemple, les personnes expliquent le processus du traitement des déchets organiques et deviennent ainsi sachant et accueillant. Au Centre Primo Levi, ce renversement pourrait s’imaginer par le fait qu’un patient propose un café à un nouvel arrivant, et ce de manière autonome. Donc, avoir un coin cuisine en libre accès, par exemple, un accès à une documentation, un espace qui favorise la conversation, où les sièges ne sont pas disposés en rang d’oignon. C’est aussi proposer de s’isoler parce qu’on ne peut pas non plus imposer le collectif.
Et cela se traduit comment au niveau de l’architecture ?
CS : Pour que le CHRS de la ferme du Rail soit adapté aux personnes qui ont eu un parcours d’errance, il est nécessaire de prendre en compte leur problématique qui porte sur l’isolement. L’espace ne peut pas contraindre à être en lien avec l’autre. Des paliers sont nécessaires. Dans un premier niveau, l’intimité se situe au sein de la chambre, comprenant une salle de bain individuelle. À chaque étage, un espace commun est proposé, avec une petite cuisine. Donc, si la personne n’a pas envie d’aller vers la communauté, elle peut rester à son étage pour se faire à manger. Sinon, elle peut aller dans la grande cuisine, qui est l’endroit qui rassemble à la fois les personnes travailleuses et hébergées. Et ce lieu possède également un restaurant de quartier où tout le monde peut venir. Cet espace permet d’être entouré tout en étant un anonyme dans la foule. Personne n’est stigmatisé. Il existe donc une gradation dans la rencontre, qui a été pensée dans la conception de l’espace. Ce qui permet à la personne de redevenir actrice de son parcours spatial, de son rapport à l’espace et aux fonctions qui y sont associées.
C’est dans cette même idée qu’a été pensé l’atelier éphémère Le Sixième Toit de l’Atelier plus un. Compte-tenu du statut de « sans-papiers », les personnes étaient bénévoles sur ce projet. Mais, au lieu de leur proposer de réaliser un objet quelconque pour se qualifier en tant qu’artisan-ouvrier, ils ont construit l’atelier éphémère en récupérant une ancienne charpente, reprenant l’idée de (se) donner une seconde vie. Travailler avec des matériaux de récupération amène cette dimension de réparation de la matière, de rendre utile ce que la ville a jeté, exactement comme les personnes. Et puis, prendre soin de la matière, c’est aussi prendre soin des personnes.
Quoi d’autre participe à un lieu accueillant ?
CS : Au niveau sensoriel, nous avons beaucoup travaillé les matériaux naturels, écologiques, comme le bois, les enduits naturels, la pierre, etc. Le choix de ces matériaux comme pourvoyeurs de bien-être a été documenté scientifiquement par la filière du bois, notamment.
Concrètement, nous cherchons à favoriser la lumière naturelle et le fait qu’elle puisse être contrastée. Autrement dit, ne pas avoir ces dalles de bureau où tout le monde est éclairé par le plafond, rappelant, dans notre imaginaire, les espaces d’accueil du Sanitaire ou de l’Administratif.
Après, la dimension acoustique est aussi à prendre en compte. Bien s’entendre favorise une qualité de l’échange, ce qui implique que le son soit conduit, absorbé, afin de trouver de l’intimité. Et puis cela permet également de préserver la confidentialité dans le soin.
Le soin, c’est aussi la dimension santé : les matériaux neufs sont souvent émissifs de composés organiques volatiles parfois cancérigènes, et la qualité de l’air, avec un bon contrôle de la ventilation, est importante. Avec le réchauffement climatique, la question du confort se pose en période de canicule. Pour ne pas avoir recours à la climatisation, nous nous inspirons de savoir-faire traditionnels et vernaculaires, avec des matériaux qui, par leur qualité d’inertie (la terre crue, le plâtre, la pierre) savent redonner un bon équilibre de température sans machine.
Au sein du lieu, les sas sont aussi à utiliser, notamment ceux correspondant à la fin du parcours, c’est-à-dire, une fois que la séance est terminée. L’accueil n’est pas uniquement le premier accueil. Les couloirs sont souvent pris pour des espaces résiduels, alors qu’ils peuvent, selon moi, être utilisés comme une articulation, un espace de transition, un entre-deux. Penser toute la séquence, y compris la sortie, augmente à mon sens la qualité de l’accueil.
Qu’est-ce qu’une séquence en architecture ?
CS : C’est que l’architecture relève de l’espace et du temps. C’est une expérience et non pas un objet. Une séquence, c’est décrire un scénario possible entre mon point de départ et où j’arrive progressivement. Toute la qualité de l’accueil va être liée au fait qu’il n’y ait pas de rupture, que je me sente bienvenu et à ma place sur l’ensemble de ce temps, y compris la sortie. Par exemple, si une séance m’a un peu bouleversé, est-ce que je suis tout de suite jeté dans la rue ou est-ce que je peux repasser par de l’espace commun ? Est-ce que je peux m’isoler un moment ou prendre une porte dérobée ? Symboliquement, la personne passe des seuils : entre la ville et le lieu d’accueil, entre l’accueil général et la salle de soin, etc.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef