Des-accueil

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Ne me pressez pas, je n’y vois rien.

Il me faut du temps – alors qu’un bon kinésithérapeute « normopathe »[1], à l’observation, et après un bon interrogatoire, a déjà quasiment déduit tout ce dont souffre son patient.

Ne me pressez pas, je n’y vois rien.

Il me faut du temps. La machinerie m’aveugle, je n’entends rien. Qui parle ? Qui me parle ?

Il est des centres de soin qui viennent là où justement le geste ne parvient pas à être thérapeutique, où la rencontre est impossible. Alors, ils créent, cherchent une voie de passage, une voie de relation, une voie de mouvement. 

Ici, le Centre s’est inventé pour venir à la rencontre de celles et ceux qui, échouant chez nous d’une longue route d’exil, rescapent de ces violences politiques, où le rituel de la torture leurrait le rituel des morts.

Figé, figée.

Elle arrive, en retard. Premier rendez-vous.

Tout thérapeute sait combien l’enjeu de cette première rencontre est important. L’accroche va-t-elle se faire ? Son métier s’y joue à chaque fois, son savoir-faire, son ignorance. Mais elle est en retard.

Évitons tout mépris, écoutons la méprise :

« Je perdue, je suis perdue, j’ai perdu, je me suis perdue », cela n’en finit pas. Perdue, elle vient voir cette thérapeute manuelle qui la touchera pour la première fois depuis ces multiples tortures et viols. Ça, elle le sait, elle a déjà essayé, dans des ailleurs en ville, et déjà fait demi-tour.

Moi, je ne sais pas comment on soigne les effets d’une torture. Comment toucher l’intouchable. Les esquives sont multiples de part et d’autre.

« Mais vous nous avez trouvés », puis, elle est revenue sans se perdre. Elle a trouvé refuge en entendant au Centre le désir d’accueil, l’envie que nous avions de faire co-naissance avec elle.

Faut-il la suivre quelques mois plus tard quand elle répond à l’invitation à la danse, avec ses enfants, sur les quais de Paris plage ; quand, courageusement, elle peut regarder quelle place prendre dans ce pays d’accueil ? Cherchent-ils l’un et l’autre à se trouver ?

Ne me pressez pas, je n’y vois rien

Donc, j’utilise mes mains.

Pour ce faire, il faut prendre le temps.

Laisser le temps de se déshabiller, de se dévoiler. Quel temps faut-il pour préparer les peaux à la rencontre, qu’elles arrivent à se dire quelque-chose ? Elle m’emmène dans les méandres de l’indicible, de ce corps aux prises avec des représentations toujours violentes. Nous apprenons à rendre les gestes thérapeutiques.

Il est des centres qui travaillent à lever des mals-entendus et à permettre à celles et ceux, thérapeutes qui sont en ville, aux prises avec les multiples charges de leur cabinet, d’accueillir, fidèles à la déontologie de leur profession[2], cet étrange-r qui fait irruption. Étrange qui pourrait figer tout acte thérapeutique dans les incompréhensions qu’il fait surgir.  Et alors, comment, empêché, la thérapie peut-elle opérer s’il n’y pas de place pour l’étrange-r ?

Hélène Desforges, masseur-kinésithérapeute


[1] Jean Oury, Bernard Salignon,Rythme et Présence, Jean Oury, 1986.

[2] Article R4321-58 Création Décret n°2008-1135 du 3 novembre 2008 – art. 1 :
« Le masseur-kinésithérapeute doit écouter, examiner, conseiller, soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance, réelle ou supposée, à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur couverture sociale, leur réputation ou les sentiments qu’il peut éprouver à leur égard. Il ne doit jamais se départir d’une attitude correcte et attentive envers la personne soignée. »