Le corps endolori, brisé par les effets de la violence, eux-mêmes entretenus par l’exil et les conditions d’accueil, semble déserté par le sujet. Seul un regard bienveillant, se substituant à celui du bourreau, favorise un réinvestissement corporel.
L’exil, tel que nous souhaitons l’évoquer, ne peut être dissocié de la violence vécue au pays. Le départ est toujours contraint, que la violence soit directe comme lorsqu’on cherche à échapper à un groupe armé ou à un persécuteur, ou indirecte, lorsqu’on baigne dans un climat menaçant qui ne cesse de s’intensifier et de se rapprocher. Prendre la décision de fuir son pays, c’est sauver sa peau dans l’urgence. Ce n’est donc pas un simple changement d’environnement. L’exilé se perd, géographiquement, socialement, culturellement et psychiquement. Tous les repères symboliques et imaginaires qui lui ont permis de s’approprier son corps ont été entamés par la violence subie, par le parcours sinistre souvent plein de mauvaises rencontres et par la situation d’exil qui sépare la personne de ce qui lui était familier. Les sévices intentionnelles, l’attaque du corps et l’instauration de la peur visent la subjectivité de la personne, ses pensées, son intimité et par répercussion, ses liens aux autres. Autrement dit, c’est une attaque du « pulsionnel » qui ramène à une forme de primauté de l’organique, réduisant le corps à du fonctionnel. Le sujet est en panne de représentations tant elles ont été anéanties.
Le constat clinique, sur les plans psychologique et médical, c’est de voir se présenter au centre de soins une personne dont le corps lui est devenu étranger. Un corps « déproprié[1] », qui n’est plus « habillé » par les pensées. Le bourreau a cherché à dé-subjectiver sa victime, à la rendre méconnaissable à elle-même. Une atmosphère de persécution, des éprouvés d’angoisse constants, une posture en permanence aux aguets s’inscrivent ainsi dans le corps. « Je ne me reconnais plus » disent beaucoup de nos patients.
La psychanalyse nous apprend que le premier investissement libidinal, pulsionnel du corps est un investissement narcissique. Lorsque le « moi » est atteint, lorsque le sujet se sent menacé, une des manières de sauver une part de ce narcissisme est peut être de « déshabiter » ce corps ou au contraire de le surinvestir, notamment en étant endolori ou malade. Ces modes de présentation aux soignants sont consécutifs au regard humiliant du tortionnaire. Pour se reconnaître, le patient devra se détacher de l’image avilie qui lui a été imprimée pour en recréer une nouvelle.
Dégradation renforcée par l’accueil car une fois en France, si l’exilé parvient à entrer dans le processus d’une régularisation, il se retrouve dépendant, sans réelles possibilités de réinvestir sa vie tant que le statut n’est pas obtenu. Il n’est pas rare qu’il soit balloté de lieux surpeuplés en lieux humides, rappelant les prisons où certains ont été reclus. Parti, mais pas encore arrivé. Une sorte de no man’s land. Vivre un quotidien ancré dans une temporalité propre, c’est pouvoir organiser sa vie : faire ses courses, prévoir des repas, amener ses enfants à l’école, s’acheter des vêtements, recevoir ses amis. Chacune de ces activités est parasitée par l’attente d’une reconnaissance juridique et sociale. Y compris la manière de se vêtir n’appartient plus à la personne. Elle n’a plus de vêtements « propres » à elle, ce qui relance cette désappropriation corporelle. Tout ceci entretient une « passivation » qui semble éternelle.
Le corps devient alors porteur de maux puisque le sujet ne trouve pas les mots. Les plaintes déposées chez le médecin font état de douleurs, sans « substratum décelable », c’est-à-dire, dont l’origine organique n’est pas directement identifiable. Ce sont des somatisations, des points douloureux localisés, parfois très diffus et qui peuvent être aigües ou chroniques. Cette persistance ne permet-elle pas de retrouver un sentiment continu d’exister ? C’est une patiente dont le site de sa souffrance se localisait dans une prothèse de genou. Opérée pendant son parcours d’exil, elle trainait sa douleur jusqu’à son arrivée en France. Elle était « mécanique » à la fois dans sa façon de s’installer dans l’enceinte de la salle médicale mais aussi dans sa manière de parler au millimètre près de son articulation. Cette posture automatique contrastait avec l’animation qui la saisissait lorsqu’elle évoquait sa douleur. Les premières séances ont été jalonnées de descriptif anatomique, de bilan radiologique puis chirurgical. Elle était très revendicative avec une appétence pour les examens et un besoin de déclencher les soins et des avis. Il y avait un enjeu de reconnaissance très fort, comme une sorte de demande de réparation constante. La médecin constate en effet un problème mécanique mais qui ne nécessite pas forcément un acte chirurgical. La mise en place d’un suivi psychologique en parallèle, l’écoute, le temps et la présentation de ce que représente une opération ont permis de freiner cette effervescence. Il a fallu reprendre avec elle le fait que le gain espéré par une opération n’allait pas forcément être celui qu’elle allait avoir : être alitée à l’hôpital, réapprendre à se mettre debout, de la kinésithérapie tous les jours, etc. Elle s’est rendue compte qu’elle n’était pas prête à revivre ces moments. Progressivement, elle a cessé de bloquer toutes ses souffrances dans son genou. Elle s’est mise à en parler de moins en moins, n’en faisant plus un enjeu.
Le travail clinique commence donc par la remise en place d’un contenant pour le corps au moyen notamment du regard. Cela dépasse le simple fait de regarder. C’est beaucoup plus vaste, cela englobe la présence dans l’espace, la localisation, le ton et le rythme de la voix, les paroles, les gestes… Comment tous ces éléments enveloppent la personne. Lorsqu’un patient ne se reconnaît plus, c’est notamment dû à la perte du regard bienveillant apporté habituellement dès les premières années de sa vie par la mère. Lorsque l’enfant se découvre dans le miroir et se reconnaît pour la première fois en tant que lui-même (« stade du miroir », 6-18 mois), cela lui offre une première illusion d’unité, de cohérence et de complétude de son corps. Mais en parallèle, ce « double de soi » le constitue aussi comme étranger à lui-même, une sorte de figure rivale menaçante et agressive. Pour se développer, l’enfant doit se décoller de son image spéculaire (renvoyée par le miroir) et l’intégrer pour se constituer un Idéal du Moi efficace. En d’autres mots, « ce qu’il souhaiterait devenir ». Pour cela, un adulte doit intervenir à ce stade et signifier une nomination symbolique, qui vient faire acte de reconnaissance et d’appropriation d’identité. Par exemple, un père s’exclamerait : « oui, regarde, c’est toi, Hava ! Ma fille chérie ! ». Par cette remarque, ce père ouvre l’enfant au discours. Nous savons, malheureusement que les spécialistes de la torture ont utilisé ce savoir précis pour induire chez la victime un état de régression extrême. Le sujet doit perdre tout repère identificatoire pour le faire sombrer dans un monde qui le rendrait étranger à lui-même. Il retourne au stade de l’infans, (enfant), « celui qui ne parle pas ».
Quand un patient se regarde, il ne voit plus que cette image renvoyée par le tortionnaire, qui est venue s’intercaler entre le regard de la mère et de l’enfant. D’où la nécessité de la recréation d’une enveloppe, sonore, visuelle, voire tactile pour le médecin ou le kinésithérapeute. Ce regard bienveillant participe à la re-connaissance de la personne. Il alterne, entre la présence et le retrait afin de laisser un espace de « jeu » au patient qui peut alors choisir de se montrer ou de se dissimuler. Au fil des séances, les cliniciens peuvent constater à travers les postures du patient, la manière dont il se réapproprie son corps. Certaines femmes recommencent à prendre soin d’elles, elles se féminisent à nouveau. Cela commence par touches, pour devenir plus homogène. Petit à petit les patients prennent soin de leur santé, de leur apparence, ils se redressent et finissent par s’épanouir. Les visages s’éclairent, reprennent des couleurs, les peaux sont parfumées.
Le regard porté n’est donc pas un reflet. Il porte une connaissance nouvelle au sujet, qui diffère du fait de se retrouver à l’identique, à la manière dont on était avant. C’est une nouvelle naissance, difficile, douloureuse et qui prend du temps. Avec tout l’apprentissage que laisse espérer un être en développement.
Agnès Afnaïm, médecin généraliste au centre de soins
Marie Danies, rédactrice en chef
Paméla Mayot – Der Antonian, médecin généraliste au centre de soins
Beatrice Patsalides Hofmann, psychologue clinicienne au centre de soins
Eric Sandlarz. Psychologue clinicien au centre de soins
[1] Terme proposé par Fethi Benslama