Lorsque l’on évoque la torture et la violence politique, viennent tout de suite en tête des images d’atteintes du corps. Souvent véhiculées par les médias, les fictions, ce sont ces représentations que nous avons dans notre imaginaire collectif. Et en effet, ce que les patients présentent en premier en arrivant au Centre Primo Levi, c’est leur corps. La plainte déposée auprès des psychologues et des médecins, c’est souvent un corps qui ne se repose plus (insomnies, état de tension permanente, maux de dos, de tête) ou qui altère la mobilité (fractures, membre immobilisé). A travers ces troubles, visibles, il serait possible de se dire que le corps peut venir prouver les violences subies dans une démarche de demande d’asile. Cependant, ce n’est pas toujours le cas. D’une part parce que le certificat médical n’est pas systématiquement bien reçu en tant que preuve, et d’autre part parce que nombre de traces des violences vécues ne sont pas visibles. Comment prouver un traumatisme psychique ?
Pour les personnes les plus à l’écoute du corps, il restera forcément des traces, notamment au niveau des fascias, ces membranes fibro-élastiques qui enveloppent et relient les structures anatomiques. Et c’est à travers un toucher et la rencontre qu’il permet entre un patient et un thérapeute, qu’un corps pourra être réinvesti, à nouveau habité. Car il s’agit bien de le rendre à nouveau vivant, ce corps. A nouveau fonctionnel. Qu’il ne soit plus le centre des préoccupations. Tout cela passe-t-il uniquement par le médical ou la chirurgie, qui dans un acte de réparation viendrait effacer la mémoire des violences ? En réalité, non. Si les techniques chirurgicales deviennent de plus en plus performantes, elles ne suffisent pas. L’effacement d’une cicatrice venant rappeler des sévices n’enlève pas le souvenir. Prendre soin, opérer une partie du corps dans le réel, n’entraîne pas la fin du traumatisme. Il est pour cela nécessaire d’y associer un travail plus symbolique autour de la parole. Dans la fasciathérapie, les échanges viennent border la séance. Dans une approche pluridisciplinaire, une prise en charge médicale est accompagnée d’un suivi psychologique. Car les enjeux ne sont pas toujours au niveau de ce que le corps présente. Pour un patient qui venait consulter pour retrouver la fonction de sa jambe, la demande de réparation s’est évanouie à partir du moment où il a pu lier cette blessure à sa capacité à dire « non » à ses geôliers. Autre exemple venant corroborer cette idée, celui de l’excision. A travers les réflexions du Gams – Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles –, il s’avère que la réparation chirurgicale du clitoris n’a pas la fonction réparatrice escomptée si elle n’est pas nouée à un accompagnement psychologique. Si l’opération apporte un mieux-être certain au niveau de la sexualité et de la réappropriation de son corps, l’excision n’est souvent pas le seul acte à entraîner un traumatisme. A travers l’histoire d’Amélia, il est aussi possible de comprendre que le positionnement subjectif – et plus précisément le fait de s’opposer à cette pratique – n’est pas facile à affirmer lorsqu’il est pris dans une tradition qui fait communauté d’une part, mais aussi dans le désir de la mère d’autre part.
Quant aux adolescents, et plus particulièrement les mineurs non accompagnés, le corps est au centre de leur développement. C’est par lui et la puberté qu’un processus de subjectivation s’engage à nouveau. Associé à l’exil et aux violences, le corps est ce que l’on déplace et ce qui est atteint, blessé. Parfois, il devient aussi l’objet de scarifications en tant que lieu d’expression d’un excès de savoir concernant la mort ou la jouissance d’un bourreau.
Enfin, évoquer l’exil n’est pas sans rappeler cette image véhiculée par les médias, celle des corps échoués en mer Méditerranée. Comptabilisées, les personnes qui viennent chercher protection en France n’ont plus d’histoire. Le travail d’SOS Méditerranée, à travers les missions de sauvetage sur l’Aquarius ou l’Ocean Viking, vient redonner un visage, de l’humanité à ces hommes, femmes et enfants qui risquent tout pour échapper à la mort.
Le corps est donc difficile à aborder d’une manière générale, et encore plus lorsqu’il a été l’objet d’une effraction. Il peut être un lieu de pulsions, de somatisation, de mutilations volontaires ou être au contraire, un espace oublié. Il est aussi le contenant dans lequel un travail de subjectivation est possible. La parole participerait-elle à « prendre corps » ?
Marie Daniès, rédactrice en chef