Les enfants et les adolescents ont besoin d’un double accueil : un accueil physique, et un accueil de la parole. Ainsi se crée un espace de mise en mots des évènements vécus. Le centre de soins devient un lieu d’élaboration qui favorise la transmission d’une histoire et non plus d’un traumatisme.
En 2007, nous avons consacré un colloque au sujet de la transmission et du témoignage[1]. Cet événement nous a ouvert beaucoup de perspectives de travail. Nous avons pu établir qu’il existe deux positions face à la transmission du traumatisme. L’une prône l’oubli de l’événement traumatique comme moyen le plus efficace pour l’effacer. L’autre, au contraire, insiste sur l’importance de la mémoire et du souvenir afin de lutter contre les effets du trauma et leur transmission. Ces positions ont un point commun : elles considèrent toutes deux le traumatisme comme une forme de « maladie » transmissible. Lors d’un colloque, une invitée a proposé une image qui condense l’idée commune que l’on se fait de la transmission du trauma : il se propagerait comme « la radioactivité ». Cette métaphore permet d’évoquer deux éléments que l’on retrouve souvent dans cette problématique : le silence et l’invisibilité.
Pour comprendre, reprenons ce que l’on entend par trauma. Le positionnement du Centre Primo Levi exclut la possibilité d’en donner une seule et unique définition. En effet, chaque discipline adopte sa propre vision du trauma, et sa propre proposition de traitement.
Aucune situation n’est traumatique en soi. Les conditions du trauma ne sont ni objectives, ni universelles. Elles sont indépendantes de la réalité socio-politique. En effet, pour que l’on puisse parler d’un trauma, il faut réunir certaines conditions qui sont d’ordre « hystorique »[2], c’est-à-dire que le trauma soit dénoué de la grande Histoire. En d’autres mots, il n’y a pas de réaction standard face à une catastrophe, face au malheur qui s’abat sur une personne, une famille, une ville ou un pays. Les réactions sont multiples, en fonction de la singularité de chacun. Mais alors, à quelles conditions peut-on repérer un trauma ?
Un sujet impliqué par l’événement mais pas victime
Il n’est pas rare que le traumatisme soit associé à la condition de victime. Le discours contemporain souffre d’un excès d’utilisation de ce terme : nous vivons dans l’empire des victimes[3]. Or, les personnes qui ont été affectées par des événements traumatiques ne se considèrent pas systématiquement comme des victimes.
Ainsi, la première condition nécessaire afin que l’on puisse parler de trauma est que le sujet soit impliqué par l’événement. Autrement dit, que le sens de sa vie, de son existence soit compromis par ce qu’il a vécu, sans aucun moyen d’y échapper.
L’errance
Si l’implication subjective est une des conditions du trauma, elle ne peut à elle seule favoriser sa compréhension. Un autre facteur est à introduire, celui de l’errance psychique, qui renvoie à l’abolition des notions de lieu et de déplacement[4] directement causée par le traumatisme associé à la cruauté et la violence. Cette désorientation empêche la mise en mots, engendrant le dévoilement d’un manque constitutif du symbolique. En effet, certains éléments de l’histoire d’un sujet ne peuvent être lus qu’après un certain temps, étant illisibles sur le moment compte tenu de l’absence de signifiants ou de représentations pour le faire. Cependant, une trace reste et c’est elle qui peut être lue dans l’après-coup, notamment grâce au relais générationnel.
Générations et désorientations
C’est seulement depuis quelques années que l’on commence à admettre qu’il existe un lien entre le traumatisme non élaboré et l’errance psychique. Le départ de centaines de jeunes en Syrie, sans explication apparente, reflète une absence de transmission entre les générations et une non-élaboration d’un traumatisme. La plupart de ces jeunes partis pour faire le djihad sont nés en France, issus de parents et de grands-parents qui ont connu des événements violents : la colonisation, parfois des guerres ou des génocides. Aujourd’hui, ils ne connaissent de ces événements que le silence.
L’errance est un phénomène qui ne touche pas seulement la première génération : elle se propage aux générations suivantes. En effet, il est parfois plus aisé de perpétuer l’errance que d’adhérer à l’aide qui pourrait en limiter les effets. L’errance s’incarne ainsi dans une forme de refus de secours, tout en étant une modalité de réponse au non-accueil des premières générations. Les violences endurées par les parents et les grands-parents, notamment à travers l’absence de réponses institutionnelles fixes et stables, n’ont pas permis de faire une élaboration psychique de ce qu’ils ont vécu.
Rachid Benzine le montre de manière magistrale dans le dialogue épistolaire entre un père et sa fille partie faire le djihâd[5]. Tout le drame du traumatisme non élaboré se retrouve dans cette pièce qui montre bien l’impossible échange entre deux générations.
C’est cette déchirure générationnelle que nous constatons quotidiennement dans nos consultations. Lorsque l’on perd son lieu d’origine pour connaître une inhospitalité « radicale » dans un pays d’accueil, cela perpétue l’errance. Cette absence physique de lieu en tant que chez-soi, associée à un défaut d’élaboration du traumatisme, produit des « non-lieux ».
Le « non-lieu »
J’ai pu en faire le constat lors de consultations avec des familles tchétchènes. Il m’arrive de me retrouver face à trois générations. La grand-mère, qui a survécu à la déportation de Staline en 1944. Un de ses enfants qui a connu les deux guerres en Tchétchénie en 1994 et 1999. Et enfin un ou plusieurs enfants nés dans un pays européen. Ils ne sont pas accueillis : leur combat est de trouver un lieu. Dans leur parcours, il n’y a pas de point d’arrêt. Il n’y a pas de ponctuation, car leur histoire commence d’un non-lieu pour tenter d’arriver quelque part.
Ce qui me frappe, c’est l’abîme qui existe entre trois générations qui ont connu des déchirures si importantes, ainsi que l’impossibilité à trouver des espaces de transmission. Les entretiens à plusieurs sont souvent le seul moment dans leurs vies où les patients d’une même famille peuvent se raconter ce qui s’est passé. Ce sont des moments très forts en émotions, parce qu’ils n’avaient jamais pu compter auparavant le nombre de personnes proches perdues dans leur parcours d’errance. C’est le moment de l’évocation des frères et sœurs, des oncles et tantes, des amis qu’ils ne verront peut-être plus jamais et dont ils ne parlaient plus par peur de l’effondrement. Notre présence permet aux patients de s’adresser à une personne dans leur langue, garante que quelque chose de leur douleur peut être entendue et déposée quelque part. Souvent, ils disent se sentir plus légers, soulagés d’un poids.
« Je viens de nulle part »
La douleur produit souvent un silence qui se fait entendre d’une génération à une autre. Il s’agit d’un deuil non élaboré, jamais dit. Les familles des exilés vivent un quotidien où chacun vit pour soi, dans une survie permanente. Un enfant d’origine soudanaise que je suivais pendant plusieurs années et qui a fini récemment ses études me disait à quel point il avait réalisé qu’il venait de « nulle part ». Il a à peine quatre ans quand sa famille est tuée pendant qu’il est à l’école. Un oncle décide, pour le protéger, de le confier à une amie de la famille qui part vivre dans une autre ville. Elle est tuée pendant le voyage. Il se retrouve dans la rue avec d’autres enfants et survit grâce à une femme qui le nourrit en échange de travail dans les champs. A dix ans, il rencontre un homme blanc, un religieux, qui lui paie le voyage pour venir en France. Une fois en France, on lui demande en permanence : « Tu viens d’où ? ». Aujourd’hui, il répond : « Je viens de nulle part ».
La parole en errance
Il faut mesurer à quel point les enfants et adolescents qui n’ont connu que l’errance ont des liens avec leur corps, avec les lieux, avec les langues, complètement différents des nôtres. Leurs histoires sont remplies d’une instabilité des lieux d’échange. Finalement, cet endroit fixe qu’ils recherchent, peut-être le trouvent-ils dans nos consultations qu’ils utilisent comme le seul espace où ils se sentent écoutés. Ainsi, le centre de soins devient un lieu d’accueil de leur parole en errance qui n’a de cesse de se heurter à la difficulté de dire ce qui a fait trauma.
A l’adolescence, un mouvement symbolique important se joue. Quand on doit se dire « fils de » ou « fille de », on reconsidère son rapport à l’origine. Ce moment n’est pas propre aux enfants exilés ou issus de l’immigration. Chacun a besoin de ces moments de rupture, de passage. La différence réside plutôt chez ces adolescents dans l’absence de discours sur les origines, sur leur passé. Souvent, ce qu’ils ressentent est un vertige du silence, du rien, un blanc sans histoire. Les effets du trauma sur les générations se ressentent dans des histoires non historicisées, des morts non célébrées, des langues erratiques, désenchantées. Et qui font de l’appartenance un sentiment fragile et honteux.
Armando Cote, psychologue clinicien au Centre Primo Levi
[1] Transmettre et témoigner, Dir. Cote et Patsalides, Paris, L’Harmattan, 2008
[2] Lacan propose ce néologisme dans sa Préface à l’édition anglaise du séminaire XI, (Autres Ecrits, Paris, Le Seuil, Pp.571.) en 1976, pour montrer la coupure qui existe entre le symptôme hystérique comme modèle de la névrose et l’histoire, donc le récit que le patient en fait
[3] Fassin et Rechtman, L’empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007
[4] Douville, De l’adolescence errante, Paris, Ed. des Alentours, 2016
[5] Benzine, Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? Paris, Seuil, 2016