Il est communément admis que la plasticité neurologique des enfants leur permet d’apprendre une nouvelle langue plus facilement. Mais est-ce la seule raison ? Qu’en est-il alors pour ceux qui n’y parviennent pas ?
Derrière cette plasticité neurologique propre à l’espèce humaine, il existe un être individuel et unique. La psychanalyse a pu démontrer qu’avant de parler une langue commune, l’infans[1], doit rentrer dans l’univers du langage en acceptant de parler Lalangue[2]. C’est-à-dire qu’il baigne dans une langue qui est faite de sons, d’affects et de sensibilités. Le corps de l’enfant est affecté par la langue. Dans ses premières années de vie, ce n’est pas tant le sens des mots qui touche l’enfant, mais les premières impressions corporelles qui restent collées à son être. Ces paroles viennent faire trace dans son être tout entier, c’est pour ça que Lacan a inventé le néologisme : parlêtre. C’est donc aussi parce que la première langue est celle des affects qu’un enfant est capable, plus facilement qu’un adulte, d’acquérir une nouvelle langue. Pour comprendre ce lien affectif à la langue, il suffit d’observer un infans, pour constater l’effet qui se produit sur lui quand on lui parle. Le corps est parlé avant de devenir un corps parlant. Ce n’est que plus tard que les langues vont prendre un poids différent. Le fait d’être attiré ou non vers d’autres langues dépend donc de l’histoire de chacun et des échos qu’une langue peut avoir pour un sujet dans son corps.
C’est ce qu’on constate au Centre Primo Levi. De nombreux enfants ne parviennent pas à aborder les événements vécus dans leur première langue maternelle, car il s’agit de la langue dans laquelle ils ont vécu le traumatisme. En d’autres mots, c’est une langue qui évoque directement l’événement : ce que l’enfant a vu ou ce qu’il a entendu. L’apprentissage de la langue française, pour certains enfants, va leur permettre de faire un pas de côté, de mettre à distance leur vécu et d’entendre autrement ces événements. Mais nous ne pouvons pas généraliser cette approche, car, pour d’autres enfants, parler dans une autre langue peut être vécu comme une perte ou une trahison. Il faut observer chaque cas et mesurer quel est le poids de la parole de l’autre. Chez les adultes, nous constatons que la plasticité neurologique est plus restreinte, c’est une évidence, mais aussi que la langue devient un enjeu politique. L’adulte essaye de garder la langue pour préserver ses souvenirs, son histoire. Mais parler dans sa langue maternelle est aussi une forme de résistance contre l’oubli.
La recherche n’est donc pas la même : les enfants sont plutôt dans le registre de l’oubli et de l’ouverture, tandis que les adultes sont plutôt dans le souvenir et la préservation. Un enjeu intergénérationnel se retrouve chez les parents qui, parfois, n’ont comme seul bien la langue maternelle à transmettre. D’où le fait qu’acquérir et utiliser une nouvelle langue puisse être vécu comme une perte et non comme une ouverture.
Le désir inconscient des parents de maintenir à tout prix la langue maternelle peut devenir un empêchement pour que l’enfant acquière une nouvelle langue. Il existe des peuples qui sont traversés par l’histoire d’une langue à préserver au-delà des frontières, comme c’est le cas du peuple tchétchène. Pour eux, il ne peut pas y avoir d’autre langue à la maison que le tchétchène. Dans ce cas, notre fonction de médiateur est essentielle. C’est un travail qui s’engage alors avec les parents pour qu’ils puissent dire devant leurs enfants qu’ils sont d’accord pour qu’ils apprennent une nouvelle langue. De prime abord, cette démarche peut paraître pédagogique, mais c’est une façon de faire des ouvertures pour que l’enfant puisse laisser tomber la culpabilité associée à cet apprentissage. Il est donc nécessaire de travailler sur deux plans, à la fois sur l’autopunition liée à cette culpabilité et l’interdiction d’accéder à une nouvelle langue. Pour y parvenir, il faut en quelque sorte une acceptation de l’autre, une autorisation du groupe. Parfois, cet empêchement se fait de façon inconsciente, alors que les parents ne l’ont pas formulé. Par exemple, les enfants sentent quand le père est affecté par les fautes de grammaire ou de vocabulaire qu’ils commettent, que leurs réponses se font avec des mots d’une nouvelle langue… Pour les parents, entacher la langue maternelle revient à attaquer les traditions. En séance, les enfants le rapportent très bien.
À un autre niveau, nous pouvons questionner les effets que peut avoir l’interdiction de pratiquer une langue. C’est ce que nous pouvons constater chez les Ukrainiens qui refusent dorénavant que leurs enfants parlent russe. Quels en seront les effets sur la génération future, alors que c’est toute l’enfance des parents qui est russophone ? Quel impact sur la transmission, puisque cette absence va créer un trou dans la mémoire ? Ce qui a été inscrit dans l’histoire des parents ne sera plus transmis aux enfants. Toute la richesse culturelle véhiculée par l’histoire et la langue russe sera arrêtée, ce qui aura forcément des répercussions sur les générations futures.
Par ailleurs, n’oublions pas les effets de notre politique d’accueil. Les enfants baignent dans la nouvelle langue plus facilement que les parents, lesquels sont sollicités par des exigences administratives relatives à la demande d’asile, mais rarement pour apprendre la langue.
Cependant, il existe également des cas où les enfants ne parviennent pas à accéder à une nouvelle langue. Je pense à une enfant qui a quitté un pays d’Asie centrale avec ses sœurs. Elle est l’aînée de la fratrie et est arrivée alors qu’elle avait 13 ans. Toute la fratrie est arrivée en même temps, elle a été scolarisée au même endroit, a été plongée dans les mêmes conditions d’apprentissage. Après deux années en France, elle est la seule qui ne maîtrise pas du tout le français. Pour les parents et l’école, c’est une situation inquiétante. Le travail auprès des adultes a consisté, dans un premier temps, à passer de la phase : « elle ne veut pas travailler » – qui est la voie la plus courante – vers celle qui est plus réaliste : « elle ne peut pas suivre les consignes et ne peut pas comprendre ». La question de la structure psychique et de ses capacités intellectuelles est essentielle. Dans le cas de cette jeune de 13 ans, il a fallu plusieurs tests et plusieurs avis différents pour mener au mieux son orientation et accompagnement. Elle ne supporte pas de faire des erreurs grammaticales et se doit de parler parfaitement. Donc, elle s’interdit de produire des phrases, alors que toute forme d’apprentissage nécessite de commettre des fautes. Mais, pour elle, c’est un interdit. Dans son cas particulier, il n’est pas possible d’invoquer l’exil ou le traumatisme dans cette difficulté à apprendre une nouvelle langue.
C’est donc au cas par cas qu’il faut considérer les difficultés à apprendre une nouvelle langue, car les enfants peuvent présenter des troubles dans leur langue maternelle qui passent inaperçus. D’où l’importance de pouvoir détecter ce type de problématique afin d’orienter au mieux les enseignants et les parents.
Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste
[1] In-fans est un mot latin qui signifie « ne parlant pas ». Il vient du verbe for.
[2] Lacan, Jacques, 04/11/71, sém. Le savoir du psychanalyste – « lalangue en un seul mot, c’est comme ça que je l’écrirai désormais. »