Aux portes de l’Europe

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Après plus de trois ans de discussion, les institutions européennes achèvent le processus d’adoption des mesures législatives introduites dans le cadre du « Nouveau Pacte sur la migration et l’asile » de l’Union européenne (UE) proposé par la Commission européenne au mois de septembre 2020.

Ce « pacte » rassemble cinq textes destinés à réformer les règles communes entre les États membres dans les domaines de l’immigration et de l’asile pour, selon la Commission, mettre en place « un système permettant à la fois de maîtriser et de normaliser la migration à long terme, tout en étant pleinement ancré dans les valeurs européennes et le droit international ».

Malgré son nom, le Pacte ne propose rien de « nouveau ». Il s’inscrit au contraire dans la continuité des politiques antérieures. Loin de proposer un « programme équilibré et humain », il traduit l’obstination de l’UE à faire prévaloir la protection de ses frontières sur la protection des personnes exilées au mépris de leurs droits fondamentaux, en intensifiant la logique du tri, de l’enfermement et de l’exclusion.

Cela est particulièrement évident s’agissant de la proposition de règlement « établissant un filtrage des ressortissants de pays tiers aux frontières extérieures », dit « règlement filtrage ». Ce nouvel instrument (qui s’appliquera directement dans la législation des États membres) a l’objectif d’identifier, dans un délai de sept jours, les personnes étrangères qui arrivent aux frontières extérieures de l’UE de manière irrégulière ou ayant fait l’objet d’une opération de recherche et de sauvetage, afin de déterminer leur identité, leur nationalité, les éventuels risques qu’elles pourraient porter en matière de sécurité, leur état de santé, leur vulnérabilité et, enfin, de procéder à la prise de leurs empreintes digitales pour les enregistrer dans le fichier Eurodac. Cette procédure d’identification devra être réalisée « à proximité des frontières extérieures » de l’UE, dans un délai durant lequel les personnes ne seront pas autorisées à accéder au territoire d’un État membre. Bien que physiquement présentes, elles seront considérées comme n’étant jamais entrées dans l’UE, et pourront donc être plus facilement renvoyées.

Une fois cette identification réalisée, la personne sera aiguillée vers la procédure de la demande d’asile si elle en a manifesté le souhait. Sinon, et dans le cas où les autorités estiment qu’il n’y a aucun motif pour fonder une demande de protection, elle sera orientée vers une procédure de retour.

Si la personne est dirigée vers la demande d’asile, un nouveau tri sera effectué : les demandeurs d’asile dont la nationalité atteint un taux de reconnaissance d’une protection internationale inférieure à 20%, au niveau des États membres de l’UE, seront soumis à une procédure accélérée de 12 semaines. Ceux qui seront considérés comme « éligibles » à une protection, de même que les enfants de moins de 12 ans et les personnes malades, verront examiner leur demande d’asile dans le cadre d’une procédure normale.

Toutes les autres personnes qui, à l’issue de ce double tri, ne seront pas admises à entrer sur le territoire européen au titre de l’asile, devront être éloignées dans un délai qui ne pourra excéder 12 semaines.

Le règlement prévoit que les États membres devront mettre en place un « mécanisme de suivi » afin d’assurer le respect des droits fondamentaux des personnes concernées par ces opérations. Il serait également chargé de contrôler le respect du principe de non-refoulement, largement menacé par l’introduction de ces nouvelles mesures.

Ce règlement consiste, de fait, à généraliser l’approche hotspot mise en place par l’UE en Grèce et en Italie, lors de la mal-nommée « crise migratoire » de 2015 et 2016, dont les conséquences désastreuses sur les droits des personnes ont pourtant été largement documentées[1]. Dans ces deux pays, jusqu’à 40 000 personnes ont été bloquées entre 2016 et 2020 aux portes de l’Europe dans des camps insalubres, qualifiés de « prisons à ciel ouvert », dans des conditions de vie extrêmement difficiles : surpopulation, mauvais traitements, manque d’hygiène, accès limité, voire inexistant à une assistance juridique ou sociale, situation qui perdure encore aujourd’hui[2]. En généralisant cette approche hotspot à toutes les frontières extérieures de l’Europe, l’UE et ses États membres normalisent un système notoire et documenté de violation des droits des personnes aux frontières, et les mauvais traitements qui en découlent.

Une perspective d’autant plus inquiétante qu’à ce jour des questions se posent : quelle autorité notifiera les différentes décisions qui seront opposées aux personnes concernées lors de leur arrivée aux frontières externes ? Quelle sera la nature juridique de ces décisions ? Quelles voies de recours permettront de les contester ? Quelles possibilités de bénéficier d’une aide juridique ou juridictionnelle seront prévues ?

La mise en place du dispositif prévu par le règlement « filtrage », inspiré de la procédure française applicable à la frontière, aura, de plus, comme conséquence inéluctable l’enfermement quasi systématique de toutes les personnes étrangères arrivant sur le territoire de l’UE de manière irrégulière, y compris donc les demandeurs d’asile. On peut donc anticiper que cette massification de la détention aura des effets désastreux. En effet, l’Association nationale d’assistance aux frontières (ANAFÉ) documente depuis fort longtemps les décisions arbitraires qui sont prises lors de contrôles dans les zones d’attente françaises, les auditions incriminantes au cours desquelles les personnes étrangères subissent des pressions, voire des violences de la part des forces de l’ordre, les refus d’enregistrer les demandes d’asile, les tentatives de refoulement ou les refoulements pratiqués au mépris du respect des droits des personnes. Loin de répondre au principal objectif affiché – contenir les arrivées et accélérer le traitement des demandes d’asile –, cette procédure aura pour principale conséquence la multiplication de zones de non droit, dans lesquelles les personnes seront bloquées pendant des mois, peut-être même des années, et où les droits les plus élémentaires seront au mieux ignorés, au pire piétinés.

Par ailleurs, une fois les personnes « filtrées » et admises à entrer sur le territoire européen, le Pacte prévoit un mécanisme de « solidarité » censé permettre la répartition dans d’autres États membres que celui dans lequel elles seront arrivées. Compte tenu du refus manifesté par certains pays européens de participer à cet effort de « solidarité », ceux qui ne voudront pas « prendre leur part » dans l’accueil de personnes exilées pourront opter pour un mécanisme de compensation financière. Il leur sera, par exemple, demandé de soutenir, à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros par an, un autre État dans les efforts qu’il fournit pour le renforcement des moyens de surveillance et de contrôle des frontières.

Bien que le pacte ait eu pour ambition de mettre les États membres d’accord autour d’un socle commun, les tensions internes qui persistent entre eux laissent penser que les textes seront appliqués à la carte, selon les périodes et selon les pays. Certains pays de l’Est, mais également l’Italie, ont montré à plusieurs reprises leurs réticences à y participer. Non seulement les objectifs d’harmonisation des pratiques des États et de limitation des mouvements secondaires ne seront probablement jamais atteints, mais la perspective d’une Europe réellement solidaire envers les personnes et respectueuse des droits de l’Homme s’éloigne davantage chaque jour.

Claudia Charles et Anna Sibley, chargées d’études au groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI).


[1] https://www.gisti.org/spip.php?rubrique1149

[2] « En Italie, les conditions de vie des migrants se dégradent, selon l’International Rescue Committee », Infomigrants