Border

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Une frontière est la limite séparant deux zones.

Le clinicien ouvre un espace de paroles pour que ce qui cherche à se dire puisse trouver un lieu où se déposer. Ce lieu est celui du transfert, car cette parole est adressée à quelqu’un qui l’écoute. Ce qui cherche à se dire ne se confond nullement avec un récit exhaustif qui « purgerait » l’événement traumatique, mais construira un bord, une limite à ce qui envahit le sujet pris dans les filets de la violence politique.

Les tâtonnements et les silences des patients ponctuent souvent la clinique du Centre Primo Levi : il ne s’agit pas de forcer la porte. La question du tact se pose alors, et renvoie au « savoir-faire » de chaque clinicien. Pour le psychanalyste, la question se rattache à son savoir-faire avec l’inconscient, et plus généralement avec le réel : comment écoute-t-il la clinique de la violence et de la précarité qui succède à l’exil des demandeurs d’asile, et quel acte pose-t-il pour tenter d’endiguer les manifestations traumatiques qui en découlent ? À une époque où la pratique du récit narratif s’appuie sur le postulat que les « traumatisés » doivent « raconter » pour être soulagés, il n’est pas inutile de répéter qu’il n’existe pas de manuel du savoir-faire avec le réel. La rencontre clinique qui prend en compte le réel ne se plie pas aux protocoles. Ce qui vaut pour un patient ne vaut pas pour un autre. La réception d’un dire silencieux a plus d’efficacité, parfois, qu’une incitation à raconter.

Ainsi, tel enfant se ferme un peu plus en séance si on insiste pour qu’il dessine, tel autre, à l’inverse, a besoin de passer par la représentation graphique pour construire une digue aux affects qui le débordent. À ce propos, je me souviens d’un enfant très silencieux et observateur en séance qui refusait de jouer et de dessiner. Un jour où j’insistais de nouveau en lui tendant une feuille, il dessina des membres tranchés, gisants épars à côté de flaques de sang et d’armes blanches. Il m’a enseigné, encore mieux que les cures avec des adultes que les silences et les refus témoignent de l’infiltration du réel dans l’imaginaire et le symbolique et que, là où il n’y a pas de substitution aux représentations les plus crues ni de mots pour le dire… il faut suivre le rythme des patients. Il a fallu encore du temps pour que nous commencions à construire de petits édifices avec quelques cubes. Puis, un jour, il y a ajouté des personnages et des scenarii de jeu sont apparus.

Voilà une première frontière, celle qui différencie la pratique analytique des pratiques narratives et autres protocoles ciblés en nombre de séances programmées, qui, en réalité, fonctionnent essentiellement car il y a … du transfert.

Côté patients : s’il est une manifestation symptomatique que l’on rencontre régulièrement, à des degrés plus ou moins importants, c’est celui de la dissociation. Rupture soudaine de la prise avec l’ici et maintenant, la dissociation est une infernale machine à remonter le temps et l’espace.

Les scènes de violence – pas nécessairement de torture, il peut s’agir aussi d’une scène de noyade d’un compagnon de fortune pendant le parcours d’exil – font retour par salves d’images. Le corps est transporté, comme dans un cauchemar éveillé, de nouveau à l’intérieur de la scène. Le sujet est détrôné de sa subjectivité, il est l’objet parfaitement impuissant du sort. Les cauchemars traumatiques sont voisins des états dissociatifs. Dans les deux cas, l’intensité sensorielle, perceptive, envahit le sujet qui ne peut s’y soustraire que par le réveil s’il s’agit d’un cauchemar, lorsque l’angoisse culmine. Hors cauchemar, les interstices dissociatifs créent de l’incompréhension pour l’entourage des patients qui n’ont aucun souvenir de ces plongées dans un passé qui se présentifie. Quand le clinicien leur signale en séance ces états suspensifs, ils font enfin le lien avec les remarques qui presque à chaque fois soulignent « qu’ils ne sont pas là ».

L’ourlet du temps s’effiloche.

Les images répétitives des cauchemars et les réminiscences visuelles ont un statut particulier, à la fois ultra-précises, à la puissance traumatique intacte, et en contradiction avec ce qu’est une image : figurer à la fois l’être et le non-être, ce qui a été et n’est plus. La frontière entre la représentation de ce qui fut et de ce qui se déroule dans une succession temporelle se dissout momentanément et s’anime de nouveau dans la psyché et le corps des patients.

Border en anglais désigne la frontière, la lisière, la bordure. Tout ce qui indique un bord, en somme. La clinique nous apprend que le travail que l’on peut faire avec un trou, c’est de tenter d’en construire les bords.

Nathalie Dollez, psychologue clinicienne et psychanalyste