Si la procédure de demande d’asile repose principalement sur des récits oraux, des certificats médicaux sont fréquemment produits pour attester de lésions qui ont marqué le corps, considéré comme un élément de probation objectif des traumatismes subis. Pourtant, la logique de la torture n’est pas compatible avec celle de la preuve, actuellement dominante dans l’approche actuelle du droit d’asile en France.
Centre de soins et d’accompagnement pour les personnes victimes de torture et de violences politiques exilées en France, le Centre Primo Levi soigne et accueille de nombreux patients qui s’inscrivent dans le parcours de demande du statut de réfugié. Dans la procédure de demande d’asile telle qu’elle est pratiquée en France et bien qu’elle repose principalement sur l’oral, d’abord devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) puis le cas échéant en appel auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), des certificats médicaux peuvent être produits pour attester des conséquences des violences et tortures subies dans les pays d’origine
Les certificats médicaux peuvent être de deux types. Ils peuvent attester de séquelles corporelles et de violences physiques, comme des cicatrices, complications génitales, fractures mal réduites, déformations osseuses, etc. Ils font ainsi fréquemment référence à des parcours de soins dans des hôpitaux. Mais les certificats peuvent aussi faire état de troubles psychologiques résultant des sévices subis, et citent très fréquemment des syndromes de stress post-traumatique (post-traumatic stress disorder, PTSD), qui peuvent inclure des symptômes de reviviscence, d’évitement ou d’hyper-réactivité.
« Les certificats médicaux sont de véritables exercices d’expertise, qui nécessitent d’être très descriptifs, indique Pamela Der Antonian, médecin généraliste au Centre Primo Levi. Ils nécessitent pour les médecins qui les produisent d’être très attentifs aux détails. Pour les patients, il peut s’agir d’un exercice parfois compliqué, et des précautions doivent être prises pour qu’il ne soit pas retraumatisant. » Après avoir vécu l’indicible, il n’est pas anodin de devoir se remémorer et évoquer les violences vécues dans sa chair et dans son esprit. Dans cette optique, les praticiens du Centre Primo Levi s’attachent à respecter le rythme du patient. « Cette démarche de production de certificat, et donc d’expertise, nous force ainsi à assumer un rôle différent, car il ne s’agit alors plus uniquement d’une démarche de soins, même si ces certificats constituent parfois une sorte de reconnaissance des souffrances vécues par nos patients, et permettent aux médecins de prendre un temps d’écoute du corps. » La médecin du Centre Primo Levi recommande des écrits sobres et accessibles, afin d’éviter tout hermétisme médical. Le Protocole d’Istanbul est un outil utile pour ce travail d’enquête mené par les médecins sur le corps des patients. « Ce manuel donne des instructions pratiques pour l’examen de personnes qui ont été victimes de torture et pour faire état de ces investigations auprès des autorités compétences. Pour les médecins, il s’agit de rendre compte des lésions existantes tout en indiquant les causes possibles », explique Pamela Der Antonian.
Encadré : le Protocole d’Istanbul
Le « manuel d’enquête sur la torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants », ou protocole d’Istanbul, a été finalisé par les Nations unies en 1999. Il s’agit du premier ensemble de lignes directrices pour l’investigation et la documentation de la torture. Le protocole fournit des conseils aux professionnels médicaux, juridiques et autres qui peuvent être amenés à rencontrer des victimes de la torture. Il donne des lignes directrices pratiques sur la manière de détecter la torture, et cela même lorsque les cicatrices ne sont pas visibles ainsi que sur la manière d’interroger les survivants souffrant de traumatisme.
« Je cite aussi les PTSD en donnant les symptômes dont souffrent nos patients. Il est parfois capital d’écrire qu’un patient ne peut pas parler de qu’il a vécu, et qu’il s’agit de quelque chose structurel au psychotrauma. Le syndrome de stress post-traumatique peut aussi concerner des victimes sans trauma physique, ou être liés à l’exil. Si le trauma est une séquelle invisible, il peut toutefois avoir des conséquences tentaculaires, d’où l’importance de l’objectiver. »
Pour les patients du Centre Primo Levi, la question de la production de tels certificats se pose parfois alors que les dates d’entretien à l’OFPRA ou d’audience à la CNDA se rapprochent. « Le certificat impose sa temporalité dans un suivi, confie Pamela Der Antonian. Cela peut avoir lieu au début du suivi ou après plusieurs consultations. » Pour le Centre Primo Levi, la production de certificats médicaux ne peut être la finalité du suivi médical. Bien que les cliniciens du centre de soins mesurent leur utilité au regard de l’instruction de la demande d’asile, leur production n’est pas automatique afin de ne pas entretenir le mythe de la preuve.
Interrogé par Mémoires, un assesseur nommé par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) pour siéger dans les formations de jugement de la CNDA indique que « le poids du certificat médical ne sera pas forcément déterminé par son seul contenu, mais aussi par la qualité du médecin ayant rédigé ce certificat, l’expertise d’un médecin de médecine légale étant souvent mieux reconnue par les formations de jugement que celle d’un médecin généraliste, qui pourra être suspecté de connivence en raison de sa proximité supposée avec le patient ». Se pose aussi la question de la prise en compte des troubles psychologiques dans la réception de la demande d’asile. « Les certificats faisant état de syndromes de stress post-traumatique font souvent l’objet de réticences à la CNDA dès lors qu’ils font uniquement état de questions psychologiques, déclare le même assesseur. Les troubles psycho-pathologiques restent peu connus par les formations de jugement, tout comme le protocole d’Istanbul. La vieille idée que sans stigmate corporel les violences vécues n’ont pas été si graves a la vie dure. » Dans la balance entre le récit du demandeur d’asile et l’objectivation du corps, l’avantage est généralement donné au corps, considéré comme un élément de probation presque irréfutable des tortures subies. Mais, si beaucoup de tortures restent sinistrement traditionnelles et marquent le corps, certaines tortures ne laissent pas de traces. Le protocole d’Istanbul établit que « de nombreuses formes de sévices ne laissent pas de traces et encore moins de cicatrices permanentes ». Néanmoins, comme le prouve au quotidien le travail clinique du Centre Primo Levi, la torture marque souvent au fer rouge la psyché. La torture est un processus systématisé de destruction de l’intégrité physique, psychique, sociale et relationnelle. Les menaces, l’humiliation, la mise à nu, l’absence d’hygiène, la détention au secret ou la persécution des proches laissent peu de traces sur les corps, mais ont des effets psychologiques destructeurs.
Dès lors, le fait de demander une preuve dans le cadre de la demande d’asile est-il recevable pour les victimes de torture, quand celle-ci n’a pas laissé de traces sur les corps et que la preuve passe par un récit difficile à donner en réseau du psychotrauma qui en découle ? Des symptômes communément éprouvés par les victimes de torture et de violences politiques, comme la dissociation ou des reviviscences, peuvent empêcher de raconter un récit de torture ou de répondre à des questions précises liées aux persécutions subies (dates, couleurs des murs d’une prison, etc.). Un demandeur d’asile qui a un trou de mémoire durant son entretien à l’OFPRA ou lors d’une audience devant la CNDA jettera un doute sur la véracité de son récit, alors qu’il peut s’agir de la conséquence directe du psychotraumatisme lié aux violences subies. Par méconnaissance et méfiance, le personnel de l’OFPRA et de la CNDA percevra du mensonge alors qu’il s’agit de troubles mnésiques. Pourtant, la notion de preuve ne figure pas dans les critères à appliquer pour octroyer le statut de réfugié selon la Convention de Genève de 1951. Une personne qui demande le statut de réfugié doit établir qu’elle « craint avec raison d’être persécutée ». « La détermination de la qualité de réfugié consistera (…) davantage en une évaluation des déclarations de l’intéressé qu’en un jugement porté sur la situation existant dans son pays d’origine. »[1] Le protocole d’Istanbul apporte un éclairage sur la manière dont le corps peut être vu dans la procédure de demande d’asile. « Lorsqu’il existe des preuves physiques de la torture, celles-ci apportent une confirmation importante desdites déclarations. Toutefois, l’absence de telles preuves ne devrait pas être invoquée pour nier la torture, car de nombreuses formes de sévices ne laissent pas de traces et encore moins de cicatrices permanente. » Le Centre Primo Levi invite les autorités décisionnaires de l’asile en France à revenir à l’esprit fondateur de la Convention de Genève de 1951, et à davantage valoriser la parole du demandeur d’asile plus que des preuves matérielles.
Pierre Motin, responsable communication et plaidoyer
[1]
Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la convention de 1951 et du protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés, HCR, Genève, septembre 1979