Clinique d’une jeunesse exilée et exclue

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En novembre 2021, Médecins Sans Frontières (MSF) et le Comede (Comité pour la santé des exilé·e·s) publiaient un rapport intitulé La Santé mentale des mineurs non accompagnés. Effets des ruptures, de la violence et de l’exclusion. Extrait de la présentation du plaidoyer écrite par Euphrasie Kalolwa, responsable plaidoyer santé, MSF, Mélanie Kerloc’h, psychologue clinicienne, MSF et Laure Wolmark psychologue clinicienne, Comede.

Pour introduire les constats cliniques tirés de notre pratique, voici quelques éléments démographiques concernant la cohorte de 395 jeunes suivis par des psychologues du Comede et de MSF exerçant au centre d’accueil de Pantin, sur une période allant de décembre 2017 à juin 2021.

91 % sont des garçons et 9 % sont des filles. Ils ont 16 ans pour 50 % d’entre eux, et 30 % avaient 15 ans au début du suivi. Les 4 premières nationalités représentées sont le Mali (36 %), la Côte d’Ivoire (17 %), la Guinée Conakry (15 %) et l’Afghanistan (9 %). 40 % de nos interventions sont réalisées avec des interprètes. Chaque patient a le choix d’y recourir ou non, et ceci afin de pouvoir s’exprimer librement et de favoriser une compréhension mutuelle.

Les jeunes qui engagent un suivi psychologique au centre de Pantin présentent une souffrance psychique importante. Nous avons essayé de dégager, dans ce rapport, des tendances, afin de comprendre la spécificité de cette clinique et d’en tirer des enseignements. Cela ne doit pas gommer la singularité et la manière dont chacun vit et se débrouille avec ce qu’il se passe au-dehors et au-dedans de lui.

Trauma et violence

Sur les 37 % de jeunes qui souffrent de syndromes psychotraumatiques, 1/5 sont des traumas complexes[1].

Les syndromes psychotraumatiques de nos patients sont souvent liés à des événements survenus dans leur pays ou sur la route de l’exil. Les jeunes arrivent malades en France et n’accèdent pas aux soins, faute d’information. De plus, leur symptomatologie s’intensifie sous le coup des conditions de vie en France.

Quelques tendances observées :

17 % de nos patients ont vécu et grandi dans une société délitée, en proie à l’arbitraire et à l’exposition à la violence qu’ils ont vécue dans leur chair et dans leur psychisme.

La très grande majorité des jeunes que nous recevons emprunte une route migratoire clandestine qui comporte de nombreux dangers et qui les expose à des violences importantes. 

36 % des jeunes ont été témoins d’actes violents sur la route.

21 % des jeunes déclarent avoir traversé une zone de guerre ou de conflit sur le chemin de l’exil. Parmi eux, 8 sur 10 déclarent avoir été emprisonnés, 6 sur 10 torturés et plus de la moitié blessés.La majorité de ces expériences se sont déroulées en Libye où les exilés sont fréquemment la cible de crimes dans ces zones caractérisées par la violence, la présence réduite des institutions gouvernementales et des organisations humanitaires.

10 % des jeunes ont fait l’expérience de la perte d’un proche sur la route. Cette perte a quasiment systématiquement un caractère traumatique. En effet, en Libye et en Méditerranée, principalement, les personnes décèdent car elles sont assassinées, se noient ou ne peuvent accéder à des soins. Le jeune se retrouve seul. L’absence de funérailles, de sépulture et l’enclenchement d’une logique de survie rendent impossible le processus de deuil. À cela s’ajoute la culpabilité de ne pas avoir pu sauver ce proche et le traumatisme d’avoir risqué de perdre la vie.

72 % des jeunes suivis par les psychologues ont traversé la Méditerranée sur une embarcation de fortune. Parmi eux, 1 sur 4 a survécu à un naufrage.

Cette expérience est déréalisante. Elle ne ressemble à rien de ce que les jeunes avaient expérimenté ou de ce que nous connaissons. Se retrouver entouré d’eau, sans savoir nager, sur une embarcation de fortune, est un cauchemar. En ce moment, nos patients partis de Mauritanie et allant vers les Canaries décrivent être restés 4 ou 6 jours en mer, parfois plus.

Or, ceci n’est pas entendu en France. Aucune instance juridique ou administrative ne reconnaît cette expérience qui reste alors logée en eux, faisant un chemin singulier et prenant la plupart du temps, un caractère déshumanisant, terreau du psychotraumatisme.

Dépression, perte et deuil

Parmi les 395 jeunes suivis, 12 % sont atteints de dépression, dont 62 % de dépression aigüe et 38 % de dépression chronique.

Le trouble dépressif se définit par une humeur triste, mais aussi par un ralentissement psychomoteur et psychique, une perte d’appétit, des insomnies, des plaintes somatiques, une irritabilité ou une anxiété et des idées suicidaires. Ce syndrome met en danger le jeune, car il doit mobiliser beaucoup de ressources psychiques et d’énergie pour évoluer et survivre dans une société nouvelle dont il ne maîtrise pas les codes et la langue.

Or, lorsqu’ils sont atteints de dépression, les jeunes se désinvestissent, ont des difficultés à demander de l’aide et risquent de s’isoler. Ils n’ont plus la force de se rendre aux distributions alimentaires pour se nourrir, ont des difficultés à honorer leurs rendez-vous médicaux et administratifs. Leur retrait n’est pas à confondre avec de l’indifférence ou de la négligence. 

La dépression, chez les MNA, peut être liée tant aux événements vécus dans le pays d’origine ou sur la route migratoire qu’aux conditions de vies précaires et instables en France.

En effet, la plupart des dépressions diagnostiquées sont liées à un deuil pathologique induit par le décès d’un parent dans le pays d’origine ou d’un accompagnant sur la route de l’exil. Les jeunes sont alors séparés des personnes qui les soutenaient et vivent cette perte sur un versant abandonnique.

Toutefois, la dépression chez les MNA peut également être liée à la longueur et à l’incertitude des procédures administratives. Des revirements déstabilisent fortement ceux qui doivent s’engager une nouvelle fois dans un combat administratif pour réintégrer la Protection de l’enfance.

De nombreux jeunes ont vécu la perte d’un proche ou la perte de leur soutien : 55 % de nos patients déclarent avoir perdu un parent ou un proche dans leur pays d’origine.

55 % des jeunes ont connu une désorganisation de leur famille et 44 % ont connu des conflits intrafamiliaux significatifs. Cela est souvent la conséquence du décès du parent de l’enfant.

La problématique du deuil est extrêmement présente chez les jeunes que l’on reçoit. Or, celui-ci est souvent enkysté, gelé, et nécessite souvent d’être repris dans le cadre du suivi.

Trouble psychique réactionnel à la précarité des conditions de vie en France

50 % de nos patients sont suivis car ils éprouvent des symptômes tels qu’une humeur triste, de l’anxiété, des troubles du sommeil (insomnies), des troubles de la concentration, des attitudes de retrait social, un épuisement physique et psychique, un sentiment d’impossibilité à faire face, à faire des projets ou à continuer dans la situation actuelle. D’abord sujets à une première phase d’anxiété majeure, les jeunes tendent à basculer ensuite dans un état dépressif. C’est alors que les désinvestissements apparaissent, ainsi que les attitudes d’isolement et de retrait social. C’est pendant cette seconde phase que des idées suicidaires peuvent également émerger.

D’après la classification internationale des maladies (CIM 10), le diagnostic le plus adapté pour qualifier ce type de trouble psychique est « réaction à un facteur de stress sévère ».

Ce facteur de stress sévère, nous l’avons associé à la précarité dans laquelle les jeunes sont maintenus par la politique du non-accueil en France. Dépourvus de protection, de statut administratif et de représentation légale, les jeunes se savent isolés et vulnérables. Ils ne sont pas simplement affectés psychiquement par ce qu’il leur arrive, ils développent en réaction un trouble formalisé.

Lors des consultations psychologiques, les MNA expriment l’ampleur de la souffrance induite par leur situation de vie en France. La précarité est multifactorielle et touche toutes les sphères de leur existence.

  • Ils font référence au discrédit de leur parole et à la remise en cause de leur récit lors de l’évaluation de leur minorité.
  • Ils évoquent l’arbitraire dans la détermination de leur âge par des moyens peu fiables (entretien social, test d’âge osseux).
  • Ils sont désarçonnés par la complexité du parcours en reconnaissance de minorité

dont les délais judiciaires sont très longs (entre 2 et 24 mois voire plus).

  • Ils sont très affectés par le fait de vivre dans la rue : 54 % des jeunes y vivent lorsqu’ils débutent le suivi auprès des psychologues. Or, ce ne sont pas des enfants des rues : seul 5 % d’entre eux l’étaient dans leur pays d’origine.
  • 30 % des jeunes ont un hébergement instable au début de leur suivi (changements réguliers de lieux d’hébergement avec retour à la rue possible).
  • L’absence totale de ressources financières : 45 % des jeunes suivis déclarent connaître des difficultés pour accéder à de la nourriture : seuls 6 % connaissaient ces difficultés dans leur pays d’origine.
  • Les difficultés d’accès à l’apprentissage sachant que l’accès à l’école est leur leitmotiv.
  • Enfin, ils évoquent la solitude (sans parent, sans réseau social stable).

Ces tendances cliniques visent à alerter sur la précarité dans laquelle vivent les MNA car, en plus de majorer les pathologies psychiques préexistantes, celle-ci favorise l’apparition de nouveaux troubles.

Mélanie Kerloc’h, responsable des activités de santé mentale MSF– Programme MNA


[1] Les définitions du psychotraumatisme et du trauma complexe peuvent se retrouver p.15 du Rapport.