Dans l’espace enfant, comment articuler sa relation thérapeutique avec celle des cliniciens qui prennent soin des autres membres de la famille ? Réflexion clinique sur une prise en charge pluridisciplinaire.
Institution dérive du latin in (dans) et statuo (établir, placer comme principe, organiser quelque chose qui existe). Les institutions sont donc des structures créées par l’humain qui régulent la vie sociale et donnent forme à des organisations composées de professionnels œuvrant à l’intérieur de celles-ci.
La clinique institutionnelle s’inscrit dans un collectif pluridisciplinaire et implique pour chacun de maintenir sa posture professionnelle, tout en travaillant ensemble dans les espaces hors consultations et en soutenant des échanges cliniques réguliers. Sans ce préalable, pas d’institution, mais des uns sans lien.
La clinique institutionnelle n’ignore pas que l’institution produit des effets sur les patients, au-delà des transferts individuels. Les cliniciens, et d’une manière plus large, tous les professionnels qui la composent sont affectés par le fonctionnement de leur lieu de travail, lequel par rebond peut parasiter le transfert ou offrir un cadre propice à son déroulement. C’est là une différence essentielle avec la pratique privée.
On ne peut ignorer que les changements institutionnels (départs, nouvelle direction, etc.) produisent potentiellement des effets sur les transferts (de travail ou/et dans les prises en charge). Ces mouvements ne sont pas exempts d’idéalisation, de scissions, d’amnésie. C’est dans l’après-coup qu’une équipe prend en compte ces mouvements psychiques dans l’institution et les effets qu’elle cause. La supervision est un lieu propice pour cet aperçu ; les échanges informels entre collègues ou en réunion permettent aussi de prendre acte de mouvements psychiques qui freinent ou orientent certaines prises en charge.
Les échanges informels, marques de l’investissement que chacun met dans le soin et dans le lien professionnel avec les collègues, font circuler un désir collectif, différent chez chaque professionnel (à chacun son inconscient et son savoir-faire), mais dont l’éthique peut se rejoindre sur l’essentiel, c’est-à-dire, les suivis des patients.
La psychothérapie institutionnelle, construite au carrefour de la psychiatrie et du politique, met en lumière les interactions entre l’institution et les patients. Son postulat est que l’institution est soignante et que dans son quotidien, elle doit être thérapeutique en elle-même. Ce principe ne constitue pas notre axe de soins au Centre, mais l’accueil qui y est offert et pensé pour chaque patient (quel que soit son âge) vectorise un transfert sur l’institution auprès des personnes que nous recevons. Ce qui se joue parfois en salle d’attente dans l’avant et l’après des séances à l’accueil, avec les accueillantes, participe aussi du soin. En témoignent les nombreux dessins qui tapissent le mur de l’accueil pour ce qui concerne les jeunes patients.
Une clinique où la précarité s’impose régulièrement ne fait pas bon ménage avec la psychanalyse, pour au moins une raison essentielle : elle « surcharge » d’objets bien concrets l’adresse aux professionnels et la demande énoncée (que celle-ci soit silencieuse ou réitérée). Ce qui ne manque pas de préoccuper aussi le clinicien dans le transfert. J’en donnerai un exemple très simple mais pas rare au Centre Primo Levi. Les enfants qui viennent en consultation l’hiver peuvent souffrir du froid. Un jeune que je reçois en consultation arrive en tee-shirt sous son fin manteau de pluie alors qu’il fait 4 degrés dehors, sans qu’il ne formule aucune plainte. Comment travailler dans l’ici et maintenant des séances, du transfert donc, tout en n’ignorant pas les besoins de ce jeune patient ? Comment lui éviter la honte de se sentir si pauvrement vêtu ? Dans un tel contexte, la clinique institutionnelle a permis de protéger le cadre clinique : à la fin de la séance, j’ai orienté directement la mère de l’enfant vers l’assistante sociale. En attendant un premier rendez-vous fixé, l’enfant est reparti avec quelques vêtements d’hiver.
La dimension politique est intrinsèquement liée aux suivis des patients reçus au Centre Primo Levi ; elle fonde le mandat du Centre. Et il me semble que ce fondement nous invite à réfléchir sur le collectif que nous formons. Quel est notre rapport à l’oubli ? À la violence ? Au politique ? Si ces questions ne sont pas pensées dans une éthique commune (chacun la déploie dans le transfert en séance ou en entretien), quelle cohérence peut nous guider dans le soin et l’échange entre collègues ? Comme je viens de le souligner plus haut, c’est dès l’accueil des patients, avant même les premières consultations que se pose la question du collectif que nous formons, puisque le cadre proposé sera déterminant pour l’établissement d’un lien de transfert. Sans angle élargi sur le contexte qui a conduit à l’exil et à la demande d’asile, comment mettre au travail la parole singulière de chacun ?
On mesure avec ce contexte spécifique la difficulté des praticiens qui accueillent cette clinique en cabinet privé. En l’absence d’un réseau de ville pluridisciplinaire, les suivis (dans leurs prémices) risquent vite de devenir épuisants ou d’achopper sur des problèmes afférents à d’autres domaines de compétences, tant cette clinique nous propulse au cœur de dimensions multiples (questions juridiques, sociales). La question est pertinente autant pour des demandeurs que pour des patients déboutés du droit d’asile ou des réfugiés qui peinent à s’intégrer dans la cité.
Le transfert, soutenu par le désir du clinicien, est un lien social. C’est certainement cela qui permet que certains patients qui ne sont plus hébergés et qui dorment dehors donc, soient ponctuels chaque semaine à leurs consultations.
Mais le clinicien constate un changement notable dans les mots du patient, une prise de parole qui peut commencer à se décoller de l’inventaire des misères quotidiennes quand la collègue assistante sociale a réussi à trouver un nouveau logement (où et comment se restaurer, rester propre, ne pas perdre le lien social qui s’enrichit souvent de violences additionnelles aux violences déjà rencontrées par le passé car l’exil et la rue sont dangereux). Idem quand la juriste a permis de préparer un dossier de réexamen de la demande d’asile.
Comment le discours analytique peut-il être mis en œuvre dans un tel contexte clinique et institutionnel ? À savoir avec des collègues d’autres disciplines qui ne sont pas spécifiquement orientés par ce discours et dans un tableau clinique d’emblée rattaché au traumatisme ? Pour catégoriser ce réel, le terme de « psycho-traumatisme » est devenu la nouvelle étiquette attendue sur les certificats accompagnant les demandes d’asile. Les techniques corporelles qui fleurissent dans le but de faire reculer ce réel chez les sujets qui consultent ne risquent-elles pas d’omettre l’inconscient et les effets de la parole sur le corps ? L’inconscient, c’est de la politique a avancé Lacan dans son Séminaire XIV, soulignant ainsi que l’inconscient est une question de lien à l’Autre. Au-delà des symptômes ou des maux non encore adressés qui affectent les patients, c’est le rapport à l’Autre qui est touché. Dans la clinique avec les enfants, ce point est crucial. Ces questions sont à remettre sur l’ouvrage à chaque situation clinique, individuellement, et en équipe.
Dans la clinique de l’enfant, le collectif tient une place importante puisque souvent plusieurs membres d’une même famille sont pris en charge par plusieurs cliniciens de l’équipe.
Un contexte de violences intrafamiliales est un sujet explosif pour une équipe, tant le risque est grand de n’entendre que sa clinique, d’être guidé essentiellement par le transfert établi avec le patient.
L’exemple qui me vient à l’esprit concerne une famille venue de Tchétchénie, composée à l’époque de cinq membres, dont l’un des enfants était resté au pays, un enfant en bas âge qui n’a pas pu prendre la route de l’exil avec ses parents et sa fratrie.
Dans cette situation, étaient engagés deux analystes, une assistante sociale, la juriste et deux médecins.
L’enfant reçu au centre de soins ayant lui-même subi des violences graves au pays, la séparation d’avec les parents durant la consultation n’était pas encore possible. La présence physique d’un des parents était nécessaire au déroulement des séances. Igor, nous l’appellerons ainsi, se soustrayait systématiquement au regard de l’analyste en se cachant derrière son père, lui-même « absent » psychiquement pendant ces séances ou bien violent avec son fils quand la tension montait avec les pleurs ou les cris du jeune patient.
Chaque semaine, la réunion de synthèse était occupée en grande partie par cette situation partagée par plusieurs. Les réunions pluridisciplinaires extérieures ont été régulières (avec le service de Protection Maternelle Infantile, l’école), permettant d’échanger, de moduler, d’affiner, voire de faire contrepoids à des avis ou décisions émanant d’institutions qui avaient un autre lien avec la famille.
La question d’un placement familial temporaire a été posée.
Ce qui a pu circuler au Centre pendant la première année de prise en charge a pu l’être par la confiance dans le travail de chacun, malgré des avis contrastés et des positions différentes, permettant des nuances précieuses et évitant des précipitations de part et d’autre dans les prises en charge.
Il me semble que l’écueil principal qui a été évité fut de ne pas répéter en réunion de synthèse les violences intrafamiliales, elles-mêmes conditionnées ou amplifiées par la violence extrême à laquelle cette famille avait réchappé.
La violence se loge dans l’imaginaire (rivalité) ou dans le réel, c’est-à-dire dans un espace hors symbolique. Elle pousse plus au mutisme qu’à la parole ; elle est à risque de passages à l’acte dont les conséquences peuvent être désastreuses. Dans le cas d’un placement, la question est de savoir si une séparation va protéger le lien à long terme (par un éloignement réel) ou bien l’affecter et le fragmenter encore plus. Les violences d’une communauté d’ancrage destituent les sujets de leur place symbolique et dès lors, affectent les fonctions symboliques parentales.
Cette situation clinique s’est précipitée lors d’un rendez-vous avec l’un des membres de l’équipe où l’impasse de la violence (intersection entre précarité au présent et violences au pays) a été agie en entretien, et où toute l’équipe jusqu’à la directrice du centre de soins a dû entrer sur la scène clinique. Sans les échanges hebdomadaires entre collègues, sans la réflexion continue sur ce qui se répétait de la scène familiale à la scène institutionnelle, dans chaque espace clinique, cet acmé serait resté sans interprétation. Or, il y a eu un après à cette situation qui a permis des effets de changement dans les liens familiaux eux-mêmes, et a favorisé la reprise du travail individuel avec chaque patient en le poussant plus loin.
Quelles peuvent être les dérives de la clinique institutionnelle ?
Ne plus être orienté par l’ici et maintenant des séances, dévier de cette trajectoire lorsque le suivi des familles, à plusieurs donc, est trop exposé et « déborde » la clinique individuelle. Mettre en commun des éléments pour réfléchir en équipe est indispensable. Mais peut aussi rendre inopérant le désir du clinicien et brouiller le transfert s’il vise non plus l’inconscient et qu’il cherche à agir pour le « bien » de la famille. Ce que chaque patient apporte dans la singularité de son espace de soins, avec chaque professionnel, excède la clinique institutionnelle. On peut tenter d’en dire quelque chose en réunion, mais on ne peut anticiper ce qui va se dérouler à la prochaine séance.
En conclusion, ce qui détermine une institution, c’est sa politique. Non seulement la manière dont une institution est dirigée, mais aussi les orientations de soins et leur application. Au Centre Primo Levi, nous ne recevons pas des « usagers » mais des patients. La place de la psychanalyse portée par le Centre met au cœur de la pratique le sujet, non pas un sujet contractuel, mais un sujet qui porte une parole singulière. La clinique institutionnelle implique nécessairement des confrontations d’idée, des blocages, des mouvements agressifs ou de retrait. Elle est aussi une richesse inépuisable si les professionnels qui la composent réfléchissent individuellement à leur pratique et ensemble dans les espaces qui rendent les échanges possibles.
Le transfert de travail qui circule dans une institution est une liberté que chacun se donne, ou pas, pour tenter de ne pas travailler seul, en institution.
Nathalie Dollez, psychologue clinicienne, psychanalyste au Centre Primo Levi