L’enfant a-t-il des symptômes que l’on pourrait situer dans la sphère dite psychique ou bien est-il lui même le symptôme d’une situation familiale particulière ? Les enfants reçus au Centre de soins Primo Levi nous apportent un éclairage sur cette question en particulier et, de façon plus générale, sur le rôle même des parents.
Si la famille est souvent décrite comme la plus petite cellule du social, la structure minimale, c’est parce qu’elle en est la matrice. Elle n’est pas « naturelle » mais, au contraire, fondée sur un interdit, une convention qui est à la base du social. Cet interdit, le respect de cette limite imposée aux envies, permet qu’un lien social se tisse avec autrui. Dans ce cadre, le rôle des parents relève de la transmission de ces limites, qui vont s’inscrire dans la tradition sociale, religieuse ou linguistique par exemple, comme un héritage. Le père et la mère apprennent à l’enfant leur façon de respecter les limites, mais aussi, et c’est fondamental, leur manière de prendre en compte la réalité, de faire avec ce qui leur échappe, avec ces choses dont ils n’ont pas la maîtrise. Le sexe ou la mort en sont, pour Freud, des exemples.
Quels effets pouvons-nous constater lorsque la réalité est violente et que les évènements que les parents ne peuvent pas contrôler relèvent d’une transgression de l’ordre social, d’un dysfonctionnement comme la persécution ou la torture ?
Des enfants sont accueillis dans notre centre parce qu’ils ont subi la violence, de manière directe ou indirecte, et ceci marque dès lors une différence considérable :
- S’il a subi lui-même les traumatismes liés à cette violence, les symptômes qui alertent son entourage se présentent comme une défense contre l’agression, ils répondent à l’irruption et constituent une façon de comprendre, de donner un sens à ce qui lui est arrivé. Comme il n’a pas été protégé par sa famille, il se débrouille, invité trop tôt à un monde adulte où rien ne lui semble interdit et qu’il ne peut toutefois symboliser.
- Si, au contraire, la situation traumatique l’a concerné indirectement, parce que ses parents ont été touchés, ses symptômes répondent de manière plus ou moins classique à la « névrose traumatique » de la famille. L’enfant a été protégé, mais le rôle de la famille a été perturbé : comment transmettre la notion d’interdit lorsque l’enfant sait que les limites ont été dépassées, qu’il y a eu abus ? La famille se trouve dès lors en difficulté pour cadrer les enfants : des parents qui ont été violentés, peuvent-ils s’autoriser à punir un enfant et, s’ils y arrivent, avec quelles limites ?
La prise en charge que nous pouvons proposer dans ces cas, avec la boussole que nous prête la psychanalyse, permet aux parents de retrouver leur place d’autorité (ou bien, s’ils ne s’en sentent pas capables, de trouver un référent extérieur à la famille), qui rassure l’enfant, le met à sa propre place pour qu’il puisse apprendre, grandir… C’est seulement lorsque ce circuit sera à nouveau opérationnel qu’une autre phase thérapeutique pourra être entamée.
Illustrons ces quelques remarques, pour terminer, par ce qui fut le début du suivi thérapeutique d’un petit garçon tchétchène, accompagné à chaque fois par son père : il a vu son père se faire tabasser par les soldats et sa sœur a été assassinée. Scolarisé dès son arrivée en France, il semble s’adapter très vite. À la fin du premier trimestre, l’école convoque les parents parce qu’il ne travaille pas et présente des « troubles du comportement ». Quand il raconte son histoire, on l’adresse à notre centre. Le père explique qu’il ne peut rien interdire à son fils après ce qu’il a vécu et que même la grosse voix lui paraît un excès de violence. Le père s’en va, surpris d’avoir parlé de tout cela et, quelques semaines plus tard, l’école prépare un signalement au Juge pour protéger un enfant battu : notre premier entretien avait encouragé le père à récupérer, même de façon maladroite, une place d’autorité. L’engagement des parents et le travail en réseau avec l’école permirent à ce père de continuer à venir et, dans les mois suivants, de moduler sa façon de punir son fils pour lui montrer les limites. L’issue pour ce garçon, gratifiante pour le papa, malgré le contexte et leur histoire, fut la rapide acquisition de la lecture et de l’écriture.
Omar Guerrero, psychologue clinicien et psychanalyste
Source : Mémoires n°42-43