Support pédagogique :
Quelques éléments psychologiques pour accompagner au mieux les Mineurs Non accompagnés.
Les adolescents de la guerre – appelés pudiquement « mineurs non accompagnés » par l’administration, en cela qu’ils n’ont pas de famille dans le pays d’accueil – ont une façon très singulière d’arriver en terre étrangère. Leurs parents ont été arrêtés ou encore tués, leurs frères et sœurs ont été violentés. Et, s’ils ont été, parfois, victimes « directes » de la violence, incarcérés, torturés, ou blessés lors des conflits, tous ont en commun d’avoir été pris dans la guerre par le regard. Ils ont assisté aux violences commises ; l’impossible s’est déroulé sous leurs yeux et ils demeurent souvent arrachés à eux-mêmes par l’horreur ou pris dans une fascination sans fond.
Certains se souviennent des cris des leurs, d’autres entendent encore le sifflement des balles perdues pendant la fuite et le bruit sourd de la chute des corps anonymes qui s’effondrent à côté d’eux. Cependant, la perte est souvent déniée par ces jeunes et une idéalisation massive des figures parentales vient obturer le passage adolescent pour maîtriser le risque de télescopage entre les fantasmes inhérents au trauma pubertaire et la violence issue du champ social. Car l’arrestation ou le meurtre des parents signe pour l’adolescent l’avènement d’une tourmente oedipienne mortifère et la menace d’une condamnation à l’errance. Commence alors un long parcours solitaire lors duquel le jeune se replie sur lui-même et tente désespérément de « coller » à l’image de l’enfant idéal rêvé par ses parents. C’est le cas notamment de ces adolescents qui surinvestissent leurs études tout en demeurant à distance de leur entourage. Des jeunes qui inquiètent leurs éducateurs ou leurs professeurs parce qu’ils sont « si calmes et silencieux, parce qu’ils ne se mêlent jamais aux autres ». Et, en effet, ils parlent pendant les séances de cette peur panique qui les saisit lorsqu’un autre pointe vers eux un geste ou une parole. Ici, l’étranger, « le hors-soi », représente une menace contre l’intégrité pulsionnelle ; parfois, il figure le double fantasmé de l’agresseur qui a anéanti la famille et face auquel le jeune s’est senti totalement impuissant, surtout si ce dernier était présent sur la scène de violence, témoin malgré lui du franchissement impensable de la Loi. Comment transformer le risque de passage à l’acte en acte de passage ? Quelle place et quelle fonction pour l’analyste qui écoute cet adolescent en terre étrangère ?
Pour qu’une frontière soit opérante, il faut des points de passage praticables, n’en déplaise à ceux qui, à travers les discours sécuritaires actuels, rêvent de frontières hermétiquement closes séparant les États, les populations, les pratiques sociales, religieuses et culturelles. Par « points de passage praticables », j’entends la possibilité de mouvements psychiques d’aller-retour entre l’ici et l’ailleurs, entre le présent et le passé, entre soi et l’autre ; mais aussi, entre l’histoire singulière d’un sujet et l’histoire collective à laquelle il est référé. L’adolescence représente un point de passage nécessaire entre la trame infantile du sujet et le monde inquiétant que constitue le devenir adulte avec sa cohorte de remaniements psychiques, sexuels et identitaires. Or, pour ces jeunes qui ont vécu le chaos de la guerre, tout se passe parfois comme si ce point de passage était obstrué ; le processus adolescent est alors bloqué, gelé, comme si l’enfance continuait à réclamer ses droits derrière le masque d’une maturité surprenante. Ce processus de « pré-maturation » décrit par Ferenczi2 se déploie face à l’urgence traumatique et a pour visée de rétablir artificiellement le temps perdu de l’insouciance infantile et de neutraliser la folie destructrice de l’adulte, tout en procurant à l’enfant le bénéfice d’une autonomie et d’une toute-puissance illusoires. Le récit des violences est alors coupé de tout accès aux affects, comme s’il s’agissait de l’histoire d’un autre, ou bien encore le passé est balayé d’un bloc, comme on efface un tableau noir d’un coup de chiffon : « avant moi, le déluge » semblent dire ces jeunes. L’adolescent se trouve alors dans une impasse subjective, il tourne en rond sur lui-même et cherche en vain la trace de ses pas qui le conduirait vers une issue possible ouvrant sur un deuil et une vie supportables.
Pour certains adolescents, la distance parcourue – à la fois géographique et temporelle – entre le pays d’origine et le pays de l’exil est impossible à mesurer, à ressentir, encore moins à symboliser, car c’est la violence et la mort qui les ont contraints au départ, en laissant derrière eux des disparus sans sépulture qui reviennent les hanter. « J’ai rêvé de ma mère, cette nuit », me disait ce jeune en proie à une vive émotion, et il ajouta : « Elle était là tout près de moi, mais elle ne me reconnaissait pas. Je lui prenais le bras en l’appelant doucement, je lui disais mon prénom, que j’étais son fils, mais elle me regardait bizarrement sans rien dire, comme si elle était devenue muette ; soudain, elle a dégagé son bras pour aller s’asseoir dans un coin et jouer à la poupée. Elle était toute contente de retourner jouer, elle riait. Moi, je me suis réveillé à ce moment-là en pleurant. » Pour lui, le chagrin et l’angoisse trouvaient enfin un point de passage par le chemin du rêve à travers une identification à la mère à la fois « muette d’émotion » et petite fille insouciante et indifférente au monde extérieur. Le silence de la mère venait signifier un trou dans le discours, en tant que trace de l’innommable du réel.
Je pense également ici à un autre jeune qui, lors d’un voyage en province pour se rendre en colonie de vacances, put enfin sentir le passage effectué trois ans auparavant entre son pays d’origine et la France à l’occasion de son retour à Paris. Il se trouvait seul sur le quai de la gare et fut pris soudain de violents tremblements : « C’était la première fois que je sentais que j’étais ici », me dit-il, « la première fois que je voyais autour de moi et que j’arrivais quelque part ». Pour lui aussi, il était question de retrouvailles avec une temporalité psychique jusqu’alors écrasée par l’événement traumatique. La brutalité de la guerre avait érodé tous les reliefs, il n’y avait plus de bordures, plus de paysages ni d’alentours. Le monde était resté dévasté par une violence irreprésentable, comme une terre desséchée où il errait sans but dans une désolation sans nom.
L’adolescence constitue un douloureux travail d’entame de l’histoire infantile, qui, pour se réaliser, doit bénéficier de points de repère un tant soit peu fiables, qu’il s’agisse d’étayages familiaux, sociaux ou identificatoires. On pourrait comparer ce travail de l’adolescence à celui du montage d’un film. Dans le cinéma, le négatif constitue la somme des images tournées par la caméra, c’est la trame brute et originaire en quelque sorte. Pour que l’histoire existe sur l’écran, il faut faire des choix lors du montage parmi les scènes tournées. C’est la subjectivité du metteur en scène qui guide cette construction en s’appuyant sur la qualité de la lumière dans tel plan, la sensibilité particulière d’une vibration sonore ou le jeu fluide des acteurs dans tel autre. Ensuite, au laboratoire, il faudra mettre bout à bout chaque plan choisi en « taillant » dans le négatif d’origine. L’adolescent est de la même manière aux prises avec cette construction du négatif, écriture singulière et véritable travail de création qui procède par choix successifs et suppose de renoncer à certaines scènes au profit d’une histoire signifiante tout en supportant la vacance et l’entame. Autrement dit, à l’adolescence, il s’agit de faire l’expérience du vide pour créer, ce qui constitue une épreuve traumatique en soi. Mais, que se passe-t-il pour ces adolescents pris dans le chaos de la guerre ? Comment s’y retrouvent-ils, envahis par ce trop-plein pulsionnel et entamés par cette effraction surgie du social ? Comment ne pas se réfugier dans l’enfance lorsque le monde extérieur semble avoir abdiqué toute promesse structurante et que les interdits sont bafoués ? Lorsque l’histoire à écrire est enrayée par un présent immuable ? L’absence n’est pas représentable, puisqu’elle s’est manifestée dans un véritable surgissement que les mots demeurent impuissants à contenir. Des êtres aimés disparus, il ne reste rien le plus souvent pour ces jeunes, compte tenu de l’urgence du départ, ni photo, ni relique pour les protéger contre l’angoisse de mort3. « Je n’ai rien pu emmener avec moi », me disait cette jeune fille en précisant : « Je n’ai aucun objet, ni photo, il ne me reste rien d’eux, j’ai peur d’oublier leur visage. » À ce vécu traumatique qui superpose inexorablement absence et mort, s’ajoutent l’humiliation et la honte de devoir attester la véracité de son âge et de son récit pour se voir accorder l’asile et la reconnaissance par le pays d’accueil au prix d’un impossible retour4. Entre ici et là-bas, quelle différence ? Quelle frontière ?
Véronique Bourboulon, psychanalyste et psychologue clinicienne au Centre Primo Levi
1 – Sigmund Freud (1913), Totem et Tabou, « Le tabou des morts », Payot, p.104.
2 – Sandor Ferenczi (1932), Confusion de langues entre les adultes et l’enfant, Payot.
3 – Pierre Fédida, « La relique et le travail de deuil » in L’absence, Gallimard, Paris, 1978.
4 – Je fais référence ici à l’examen d’âge osseux qui est censé départager les mineurs des majeurs. Cet examen est basé sur des standards considérés par certains scientifiques comme inadéquats et imprécis. Le résultat de cet examen est pourtant déterminant dans la prise en charge des mineurs isolés, en ce qui concerne notamment le soutien de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et l’accueil en foyer. D’autre part, ces jeunes devront déposer un dossier de demande d’asile auprès de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), dossier qui devra avancer des éléments de preuve étayant les craintes de persécution. Enfin, il faut souligner également que l’obtention du statut de réfugié implique le renoncement au retour dans le pays d’origine.