Sans repères et seuls, les mineurs non accompagnés provoquent à la fois un sentiment d’impuissance et de compassion. Helena D’Elia et Jacky Roptin, psychologues cliniciens et psychanalystes au Centre Primo Levi, rappellent la nécessité de rester à leur écoute pour les amener à se construire un avenir.
Quelles sont les problématiques psychologiques rencontrées par ces jeunes ?
Helena D’Elia – Ce qui distingue ces jeunes des autres, c’est la violence qu’ils ont rencontrée au moment de l’adolescence. Or, cette période est conflictuelle car c’est le passage de l’enfance à la vie adulte, que chaque individu vit dans la singularité de son histoire. L’enfant quitte ses repères pour se tourner vers d’autres horizons afin de construire ses références, son identité propre. A ce passage s’ajoute pour ces jeunes, une rencontre avec un autre pris dans une violence extrême, venant du contexte social, politique. Qu’elle soit d’ailleurs vécue ou imaginée pour ceux qui n’étaient pas dans la scène des évènements : meurtres des proches, disparitions, actes de torture… Face à cet autre tout puissant, le jeune se retrouve figé dans un sentiment d’impuissance pendant ce moment déjà conflictuel par l’émergence des excitations sexuelles, après une longue période de latence. A la séparation des repères familiaux qui conduit l’enfant à la vie adulte, se superpose une rupture engendrant des pertes et des deuils difficiles, voire impossibles.
Ils sont arrachés à leur monde pour se retrouver seuls, lâchés ici. C’est un moment de désarroi.
Jacky Roptin – L’expression « mineur non accompagnés » n’est pas une expression neutre, dans le sens où elle n’est pas sans effet. Alors qu’il s’agissait de mettre l’accent sur la vulnérabilité de ces jeunes, elle a tendance, paradoxalement, à induire que ces mineurs sont sans origine, sans histoire et à faire table rase du passé. Or le poids des relations ou de leur absence, sur lesquelles ces mineurs se sont construits, reste un élément essentiel. Le poids de l’histoire relationnelle est marqué avant tout par les événements ayant conduit à l’exil. Pour ces jeunes, la mort n’a pas été qu’un discours lointain, une rencontre malencontreuse, fugace. Elle est bien au contraire réelle et s’est souvent montrée insistante. Avec l’impression, comme l’évoquent ces jeunes mineurs, « qu’elle ne vous lâche plus ». Le doute qu’ils renvoient aux adultes est d’autant plus fort que les épreuves subies les ont prématurément éloignés de l’enfance, arrachés à une tutelle parentale et que l’expérience de l’exil a été souvent subie sous le joug d’autres adultes.
Et ils ne renaissent pas à leur arrivée en France. Dans les signes ou les symptômes qu’ils nous adressent parfois (que ce soient l’angoisse, les attitudes de séduction, les attitudes de revendications, l’agressivité, le retrait ou l’isolement), nous, les autres, les adultes, sommes déjà présents. Et nous devons composer avec ce « déjà là », avec ces différentes figures adultes qui ont jalonné le parcours de ces jeunes.
Qu’en est-il de la place des parents ou des figures parentales pour ces jeunes ?
JR – Concernant les parents, une grande partie des jeunes patients que l’on reçoit au centre ont perdu un ou plusieurs membres de leur famille, parfois dans des circonstances violentes. Certains de ces parents ont disparu, sans qu’on les retrouve, d’autres n’ont jamais pu bénéficier de funérailles ou alors le jeune n’a pu y assister. Pour eux, la tristesse s’accompagne d’un sentiment plus ou moins fort de culpabilité à l’égard du parent décédé. Le jeune peut avoir l’impression de ne pas avoir suffisamment aimé le disparu, voire, avoir inconsciemment désiré dans son enfance qu’il disparaisse au cours de conflits avec lui, comme chez tout enfant. Sans deuil, le défunt vient alors envahir l’espace psychique. Ceci peut se traduire par un sentiment de dévalorisation et une peur de perte de l’amour parental conduisant l’enfant à imaginer une agressivité envers lui par le parent décédé. Pour certains, cette culpabilité peut aussi s’éprouver face au sentiment de responsabilité à l’égard de la famille restée au pays, parfois une mère ou un jeune frère, dont ils auraient dû avoir la charge, au regard des rôles prescrits dans leur communauté.
HDE – La prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) peut rassurer ces jeunes dans un premier temps étant donné qu’ils se trouvent dans une grande insécurité. A leur arrivée au foyer, ils investissent ce nouvel univers comme si c’était un univers familial. Ils sont en demande d’attention, d’affect de la part de ceux qui les accueillent. Mais paradoxalement, qu’ils reçoivent ou non cette affection, ils rentrent en conflit avec les éducateurs en tant que référents (en place d’autorité pour eux), voire, de substitut familial. Certains ont même tendance à investir et attendre de l’investissement d’affect de leur part. C’est une déception car il n’en est rien ; cela les plonge dans un état conflictuel et confusionnel. Plus tard, dans le travail thérapeutique, cela se révèlera comme un sentiment de trahison envers leur famille dont ils n’ont pu faire le deuil. En effet, lorsqu’il y a rupture et perte de la famille, celle-ci devient intouchable et idolâtrée.
La vie collective est pour eux une source de honte car ils se sentent différents des autres, sans famille.
Le cadre des institutions publiques est-il adapté à eux ?
JR – Les mineurs non accompagnés doutent des représentations qu’ils ont d’eux-mêmes. Bien qu’elles dépendent de leur histoire passée, elles ne peuvent être isolées du cadre de prise en charge. Car celui-ci façonne également les images sur lesquelles ils se construisent à l’arrivée. Aujourd’hui, leur accueil n’est pas à la hauteur de l’enjeu car pour certains, il est encore trop aléatoire. Il ne garantit pas toujours une protection suffisante pour l’enfant qui n’en comprend pas toujours l’ordonnancement, ni les responsabilités respectives de chacun. Dans ces conditions, même l’investissement important au quotidien des éducateurs et des référents n’élimine pas le doute et l’angoisse chez le jeune. Les carences de prise en charge observées (absence prolongée de scolarité, mise à l’abri ou isolement hôtelier prolongé, absence d’information sur la demande d’asile, absence de proposition de projet éducatif et professionnel, placement peu adapté où parfois se confondent « enfant en danger » et « enfant socialement dangereux ») peuvent avoir des conséquences importantes psychologiquement, en plus de différer leurs droits. Dans certains cas, elles peuvent conduire ces jeunes à l’errance, désolidarisés des nécessités de leur âge. Cela peut perpétuer un parcours d’exil, où ils se sentent encore maintenus dans des espaces à la marge, à la frontière, à la limite du continent humain (faisant écho pour certains à ces espaces de confinement rencontrés sur la route, du camp de réfugiés au centre de rétention). Ce n’est que dans le plein respect des obligations des institutions envers ces jeunes que ceux-ci seront à même d’éprouver et d’interroger les enjeux de leur exil et de leur responsabilité concernant l’investissement d’un projet. L’exigence souvent exprimée envers ces mineurs isolés ne peut se fonder que sur une même exigence préalable, celle de l’observation de leurs droits.
Sont-ils plus mûrs, plus indépendants, plus forts qu’ils ne l’étaient après avoir traversé toutes ces épreuves?
JR – Si pendant l’exil, la perspective du pays d’accueil est porteuse d’espoir pour le jeune, on peut avoir l’impression que certains ont pu, tout au long de leur parcours, mettre en place comme on aime à les nommer « des mécanismes d’adaptation » contre le stress, l’angoisse. Ce sont des aptitudes développées face à la crainte de dangers et à des relations humaines dont la méfiance et la défiance étaient souvent la règle. Cependant, notre pratique clinique nous apprend qu’à court ou moyen terme ce sont avant tout des expériences désorganisatrices et que ces dits « mécanismes » s’avèrent souvent inopérants. En tant que psychologue, ils ont plutôt valeur de symptômes contre l’angoisse face à l’interrogation sur la place que l’on occupe dans le désir des autres.
HDE – Il ne faut pas confondre la maturité avec le traumatisme. Ces jeunes ne sont pas si mûrs. Ils ont été frappés et sont restés figés au moment où la violence s’est passée. Ils sont dévastés. Ils peuvent chercher à s’isoler des autres pour ne pas subir des états de variation d’humeur, par exemple. La plupart sont cycliques et peuvent rapidement tomber dans une agressivité ou dans l’effondrement, suite à une parole, un geste. Mais leur sérieux peut traduire une très grande méfiance aussi. De même qu’ils ont un grand sens des responsabilités. Ils sont obligés de s’accrocher à quelque chose, à un avenir qui est à la fois porteur d’espoir et d’angoisse. Ils se doivent d’être sérieux, de faire des études parce qu’ils savent que cet avenir, ils le construiront seuls.
JR – Il faut rappeler que la première année est très difficile. Passée la période de répit et de mise à l’abri à l’arrivée (quand celle-ci existe), les premiers mois sont souvent un temps d’effroi ou on comptabilise les coups, les horreurs, les manques, les pertes, le plus souvent irrémédiables et sans retour. Dans ces configurations où les difficultés actuelles font écho aux souffrances précédemment vécues, l’angoisse et la culpabilité sont importantes. Si le suicide est rarement l’horizon de ces situations, il est souvent évoqué par ces jeunes. La mort, qui s’est parfois montrée un compagnon de route envahissant peut continuer à vivre chez nombre d’entre eux. Les débordements émotionnels qu’elle suscite peuvent en partie nous faire saisir leur discours suicidaire comme le seul horizon d’un apaisement. Mais souvent, ces discours s’intensifient si ces jeunes éprouvent des difficultés à s’appuyer sur un lien relationnel consistant et fiable, à même d’apaiser ce sentiment de soi menacé. Si le discours suicidaire prend corps dans les événements vécus, il s’entretient surtout dans la fragilité du lien à l’autre ressenti par le jeune (multiplication des acteurs, difficulté à se projeter dans un avenir sécurisant…). L’absence d’un reflet de lui-même assuré dans le regard de l’autre peut le faire basculer dans un sentiment d’abîme. Les plus fragiles pensent alors que leur existence n’est plus nécessaire ou désirée, qu’elle serait juste contingente, accidentelle.
Il ne faut pas appréhender les conduites à risques comme une volonté d’en finir mais comme nécessité de séparation des autres, face à un lien et un avenir qui n’offrent aucune garantie et qui sont vécus comme étant trop angoissants. Dans l’imaginaire, ce n’est peut-être plus la mort qui se profile par le passage à l’acte, mais un affranchissement des autres, du poids de l’attachement et du regard.
Où se situe le travail thérapeutique avec ces jeunes ?
HDE – Le travail thérapeutique permet au jeune de réaliser la perte ou la disparition de sa famille. Tant que le deuil n’est pas effectué, son investissement auprès des éducateurs ou des accueillants du foyer sera conflictuel. Il s’agit de dénouer tous ces sentiments mêlés, liés aux deuils, aux projections qui vont se jouer dans ces lieux d’accueils. Mais aussi de supporter avec eux cette solitude, cette tristesse et les aider à compter sur leurs propres ressources. La prise en charge par l’ASE est temporaire. Ce moment d’accompagnement doit leur servir à acquérir le maximum de choses, afin que ces jeunes puissent affronter leur avenir. Certains s’en saisissent très rapidement. Ils sont même capables de modifier leurs rapports aux éducateurs. Au lieu d’être dans un affrontement conflictuel, ils commencent à exprimer ce qu’ils pensent et ce qu’ils souhaitent en posant clairement leur demande. Ils acceptent les limites de ce que peut donner l’institution et celle-ci n’est plus vécue comme un substitut familial. Pour d’autres, un sentiment de persécution et d’injustice peut persister comme effet de la violence subie.
Pour en revenir à la tristesse dans la vie collective, il est important d’accepter que certaines activités du foyer (dates commémoratives, festives…) puissent être vécues comme des moments très difficiles pour les jeunes.
JR – Le premier temps de la prise en charge est toujours un temps de sécurisation, de restauration d’une certaine estime de soi. Une fois moins conflictuelle, la relation devient plus tolérable et l’abord de l’histoire et des conflits relatifs à l’enjeu inconscient de ces nouvelles relations, moins perturbant pour le jeune.
C’est seulement dans le creuset du langage et du dialogue que l’enfant peut, sans peur d’y chuter, déposer un monde intérieur et imaginaire morcelé. Le silence entourant la place à laquelle on les amène peut être pétrifiant et entérine l’idée qu’ils sont encore hors de nos frontières. Ainsi, la parole durant la consultation psychologique ne vient pas seulement soulager le jeune par l’écho de ce qui résonne en eux, mais elle permet aussi de le réinscrire à l’intérieur de nos frontières par la rencontre et le dialogue qui s’y instaurent.