« Les idées que je tenais pour certaines et sur lesquelles reposait pour l’essentiel le travail de ma vie s’effondrent totalement. » Victor Klemplerer[1]
Les violence politiques commencent par l’écroulement d’un monde, d’une identité, comme en témoigne Victor Klemplerer avec l’arrivée au pouvoir des Nazis. Pour s’approcher d’un sentiment d’identité, l’espèce humaine s’identifie à une image, pas seulement à celle du miroir, mais aussi à celle de son prochain. Au début, l’enfant est ainsi aliéné à un visage qui n’est pas lui et qui restera étranger. Le moi, pour qu’il puisse se constituer, dépend d’un autre.
Depuis l’enfance, chaque sujet grandit avec une partie de soi qui lui est étrangère. Une tension agressive résulte de cette division : « C’est lui ou moi[2]. » La jubilation qui se produit chez l’enfant qui se reconnaît dans le visage de l’autre est une forme illusoire de complétude de soi. Mais, en réalité, la division ne disparaît jamais ; au contraire, plus tard, l’adulte voudrait retrouver son « avatar[3] » dans les autres et dans le monde.
Si l’identité n’est pas un concept de la psychanalyse, c’est cependant une question subjective au cœur de la clinique : « Qui suis-je ? », qui n’est pas pathologique, mais plutôt existentielle. C’est une question que tout sujet se pose par rapport à son être : « Qui suis-je homme ou femme ? » (propre de l’hystérie) ; « Suis-je en vie ou suis-je mort ?» (propre de l’obsession). Il existe une tension entre deux types d’identité : une identité d’aliénation et une identité de séparation. Autrement dit, celle qui participe du lien social à partir de l’appartenance à un groupe : politique, sociale, familiale, etc. et celle qui détermine le sujet individuel dans un collectif.
Si l’identification a valeur de lien social, elle peut faire perdre au sujet son individualité, sa particularité. C’est parce que nous partageons avec d’autres des signifiants qui représentent un idéal que nous avons un sentiment d’appartenance. Ce signifiant n’est pas n’importe lequel, il s’agit d’un signifiant qui doit régner parmi les autres et qui facilite l’identification, c’est-à-dire un signifiant maître[4]. Le sujet en groupe doit renoncer à son être individuel pour se ranger derrière un seul signifiant. C’est la raison pour laquelle les sujets, sous le poids de l’identification, perdent leur originalité. L’identification est nécessaire pour appartenir à un groupe.
Ce signifiant-maître a deux fonctions : l’unité unifiante propre à l’identification, et l’unité distinctive, pour signaler qu’il fait partie d’un collectif, mais que c’est aussi le signifiant de l’unité, du Un. Si le sujet accepte ce signifiant maître, c’est parce qu’il le conforte dans son idée, dans sa prétention d’être Un ; en contrepartie, il acceptera de se ranger dans un collectif, mais sur ce principe qu’il pourrait faire Un avec les autres.
Certaines expériences traumatiques vont remettre en question les identifications du sujet et, par conséquent, son identité. Le paradoxe est que, pour d’autres, le traumatisme viendra renforcer leur identité politique et leur engagement. Impossible de proposer une théorie unique des identifications et des identités liées au trauma. Ce qu’il est important de souligner, c’est la position du clinicien face à ce drame subjectif. Il doit toujours tenir compte de la genèse de l’engagement politique et des identifications en général. En effet, le facteur temps est ici fondamental. Très fréquemment, nous avons remarqué qu’avant l’engagement politique, ou l’appartenance à un groupe, une urgence subjective concernant l’identité du sujet le précède et exige une identification. L’identification vient recouvrir ce « manque à être », c’est-à-dire un vide dans l’existence du sujet. C’est assez frappant de constater que, quand ce travail temporel d’élaboration se produit, l’identification prend moins de place dans la vie du sujet. Comme si le savoir venait dévoiler la vérité narcissique de sa revendication.
C’est le cas de Pablo, un jeune militant qui a grandi dans une petite ville de l’Amérique latine. Il vivra une enfance tranquille, malgré l’éloignement de ses parents qui l’ont confié à un groupe de tantes célibataires. Avant l’entrée à l’école maternelle, l’univers de Pablo était constitué de ses tantes et de ses petits copains du quartier où il avait une place d’exception. À ses 6 ans, l’entrée à l’école sera un choc. Il découvre que son aspect physique a une connotation ethnique particulière. En effet, il est typé métisse, c’est-à-dire un mélange entre le colon et les Indiens, ce qui l’a rendu honteux. De plus, il découvre qu’il est petit de taille, ses attributs physiques ne correspondent pas au modèle idéal de son nouveau monde, c’est-à-dire aux signifiants maîtres de l’époque. C’est un effondrement subjectif qu’il a oublié et qui précède sa quête de revanche. Face à cela, il y avait urgence pour Pablo de trouver une stratégie pour survivre dans ce milieu hostile. Vers ses 13 ans, il fait l’expérience de l’engagement politique. Il participe à une réunion après les cours du collège et décide de prendre la parole pour soutenir la cause. Il va s’engager dans la politique, ses meilleurs amis vont créer une émission de radio qui sera écoutée au niveau national. Lors de manifestations, c’est la voix de Pablo qu’on entend le plus. Il dira que, grâce à cette voix, son complexe d’être petit disparaît. Il est celui qui porte la voix et anime. Il décrira ce moment comme le plus important de sa vie, une cohésion de groupe parfaite, où les différences physiques et les origines s’effacent pour laisser place à autre chose, une chose qu’il était prêt à préserver. Cette image de lui était nouvelle et essentielle.
Tout allait bien jusqu’au jour où la police est venue le chercher au milieu d’un cours pour l’interroger. Il a 16 ans. Il est torturé pendant trois jours, jour et nuit. Au bout du troisième jour, les agents simulent une fusillade. Il est prêt à mourir pour la cause, imaginant déjà qu’il serait un héros parmi ses camarades. Face à la mort, il insiste : « Je n’ai pas eu peur. » Quand il entend le déclic des fusils, il est soulagé, juste avant l’instant de la mort[5]. Mais, c’était un simulacre, la peur a commencé juste l’instant d’après, quand il a réalisé qu’il était en vie. Depuis, la peur l’accompagne et l’empêche de prendre la parole ; il a perdu sa voix.
Il sera libéré grâce à une rançon payée par ses tantes. De retour au lycée, il ne se rend pas compte tout de suite que quelque chose n’est plus comme avant. Face au groupe, il est pris d’une angoisse incontrôlable. Il passe difficilement son baccalauréat et s’inscrit à l’université car il voulait faire une formation longue. Mais quelque chose n’est plus là, sa voix. En effet, dès qu’il prend la parole en public, une angoisse insurmontable le saisit. Au début, il ne comprend pas et décide de changer de ville, pensant que les choses iraient mieux. Cependant, la peur est toujours là. Il renonce à faire des études à cause de cette impossibilité à prendre la parole.
Pour Pablo, la perte de cette place d’exception dans sa communauté a été catastrophique, car c’est ce qui l’avait aidé à se raccrocher au narcissisme des petites différences. La langue est le moyen privilégié de les faire entendre et de les inscrire.
Il y a donc malaise dans l’identité et dans l’usage politique des identités car, derrière le leurre des identifications, le manque insiste. Autrement dit, aucune identification, aucune image n’est complète pour représenter l’être du sujet. Il y aura toujours quelque chose qui manque. Une identité dérange ou arrange l’individu en fonction de la manière dont il se place dans le discours. L’identité dérange le sujet, car il parle. De ce fait, il est divisé et en chute perpétuelle entre les signifiants qui le représentent, sous l’emprise d’un « Qui suis-je ? » inquiétant ou sous l’épinglage d’un « Tu es… » aliénant. L’identité dérange parce qu’il y a un corps qui résiste à l’identification, et reste ainsi étranger. Mais, en même temps, l’identité a des vertus pacificatrices grâce à l’identification.
Dans la clinique du Centre Primo Levi, nous constatons souvent, pour les personnes qui ont été engagées politiquement dans leur pays, que la perte de cette appartenance au groupe politique a des effets subjectifs majeurs. L’arrivée dans un autre pays produit un effondrement narcissique, lequel, souvent, recouvre des blessures plus profondes. Les tentatives de reprendre l’engagement politique sont souvent vouées à l’échec. Les effets de groupe ne sont plus les mêmes et la peur des représailles est réelle. Un processus de deuil et de « re-nomination » est mis en place pendant la cure, même si ce n’en est ni le but ni le sens. Il est attendu de la clinique qu’elle puisse répondre à l’élaboration d’un savoir sur l’identité à partir de l’expérience individuelle, mais ce but est impossible et contre-productif pour le sujet. Ce qui nous guide, c’est plutôt la dénonciation de ces identifications. Dans le cas de Pablo, un très long travail lui a permis de se rendre compte qu’il est toujours, après soixante ans d’existence, un homme petit en taille et typé. À présent, il l’accepte et le revendique tout en se battant contre la peur parce « la peur ne sert à rien[6] ».
Armando Cote, psychologue clinicien.
[1] Klemplerer, Victor. Mes soldats de papier, Journal 1933-1944, Paris, le seuil, 2000. Je dois cette référence à Didi Huberman, dans son livre Le témoin jusqu’au bout, Paris, Editions de minuit, 2022, p. 123.
[2] Lacan, Jacques, Le séminaire livre III, Les psychoses, Paris, le seuil, 1981, p. 107.
[3] Lacan, Jacques., « Subversion du sujet et dialectique du désiré, dans les Ecrits, p. 809.
[4] Lacan, Jacques., Le séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Le Seuil, 1991
[5] Blanchot, M., L’instant de ma mort, Paris, Gallimard, 2002.
[6] Klemperer, V. journal 1942-1945, ibid ; p. 514.