Cuisiner pour lier deux cultures

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Malgré la reconnaissance liée au statut de réfugié, les différences d’identité ne sont pas toujours accueillies sur notre territoire. La cuisine serait-elle un outil de lien à l’autre ? Témoignage d’Entessar, cuisinière à Meet my mama[i].

Comme sa langue maternelle, la cuisine est quelque chose que l’on peut emporter avec soi. Quel plat reflèterait, pour toi, une part de l’identité syrienne ?

La cuisine typique de la Syrie est très importante pour moi parce que j’ai tout le temps le souhait d’y retourner. Elle représente un mélange de souvenirs, de goûts, d’épices et d’odeurs, qui me fait vivre. C’est la raison pour laquelle je la garde. Elle allège un petit peu cette nouvelle vie ici et me donne de l’énergie pour continuer. Sans elle, je me trouve complètement coupée du passé, ce qui n’est pas vivable.

Personnellement, j’aime beaucoup tout ce qui me rapporte à la famille. Nous étions très solidaires avec mes frères et sœurs, surtout pour cuisiner un plat qui prend du temps et requiert de la technique. Il suffisait de s’appeler et quelqu’un venait apporter son aide, ce qui donne un goût très spécial au plat ! C’est ce lien-là que je cherche ici en France à travers la cuisine. Par exemple, le Kebbeh se fait vraiment en équipe. Il en existe une sorte qui demande de consacrer d’une journée entière. Autre exemple, un plat qui, si je le traduis mot à mot, veut dire « plat si bon qu’il te brûle les doigts ». Il demande beaucoup de travail : faire les pâtes, les légumes, les légumineuses. Pour le réaliser, nous nous appelons afin d’être les uns avec les autres. Lorsque je le cuisine ici, je cherche toujours une personne avec qui le partager afin de me rappeler l’ambiance d’avant. Je pense aussi au Tabouleh parce qu’il est assez frais, assez léger et s’adapte à tous les régimes alimentaires. Il a une très grande valeur pour moi.

La cuisine est-elle réservée à des occasions spéciales ? See fait-elle aussi avec des amis, des voisins ?

Nos familles suffisent parce qu’elles sont très grandes ! Personnellement, j’ai 12 frères et sœurs, ce qui est assez pour constituer une équipe ! Nous n’avons donc pas forcément besoin de personnes extérieures. Mais certaines familles peuvent avoir besoin d’aide ; dans ce cas, chacun est prêt dans l’entourage à participer ! Nous sommes très solidaires les uns avec les autres. Et il n’y a pas besoin d’occasion. Chez moi, c’était quotidien, ce que j’apprécie beaucoup. Mais il existe aussi des moments spéciaux, comme la fête de l’Aïd ou durant le ramadan. Il n’y a pas un jour que tu passes toute seule, face à un ordinateur, sans quelqu’un à côté de toi.

La cuisine est-elle donc un moyen de se retrouver ?

Exactement, de faire plaisir, d’échanger également. Avec mes sœurs, c’était l’occasion de se raconter nos vies, de se demander des conseils pour réaliser tel ou tel plat. Cuisiner amène des moments d’échanges, mais aussi de la compétition, dans le sens positif du terme ! Nous cherchons à améliorer les gestes, la recette, la façon de présenter les plats… Chacune s’intéresse à ce que fait l’autre afin de poursuivre le chemin entamé par l’une. Cela demande de pouvoir s’appuyer sur celle qui y est parvenue et, ensuite, d’améliorer à partir de ce que l’on a appris. Toutes ensemble, nous avons bien développé nos recettes et nos compétences.

Est-ce que tu réajustes ton plat de manière à trouver le goût que tu recherches ? Quel est-il ?

Bien sûr ! Il existe des plats dont je cherche à retrouver les saveurs. Par exemple, ma petite sœur fait une recette que je ne parviens jamais à reproduire à l’identique. Son plat me ramène des souvenirs très familiers, très chaleureux. Quand je le prépare moi, malgré toute mon attention et tous les ingrédients qu’il faut, cela n’a pas le même goût que lorsqu’elle le fait. C’est perturbant !

Même pour le café, je ne parviens pas à retrouver le goût que j’avais en Syrie. Une fois que j’ai quitté mon pays, je me suis interdit de le boire parce que cela me renvoie au temps passé avec une personne. Dans ce cas, ce n’est pas le goût que je cherche, mais la relation qui y était associée. Depuis un an, je bois à nouveau du café, mais « à la française ». Parce qu’« à l’orientale », cela signifie avec les personnes de Syrie, c’est-à-dire avec mes sœurs et mes frères. Quelqu’un qui te sert le café va le faire avec tout son amour et tous ses sentiments. Ce n’est pas que du café, c’est un moment vraiment précis et que j’ai perdu. 

Comment t’est venue l’idée de cuisiner et de travailler avec Meet my mama ?

Quand je suis arrivée en France, je me suis engagée dans plusieurs activités associatives qui m’ont permis de rencontrer des personnes qui s’intéressent à la cuisine. Une fois, j’ai réalisé un plat pour 100 personnes et quelqu’un m’a demandé si je pouvais le faire pour plus de monde encore. L’idée m’a plu. Pourtant, ce n’est pas mon métier d’origine, j’étais prothésiste dentaire avec mon propre cabinet privé à l’époque. La cuisine, c’était pour des moments de plaisir partagés avec la famille. En France, cuisiner représente une porte ouverte vers l’autre. Découvrir une nouvelle culture, de nouveaux plats, de nouveaux goûts, de nouvelles relations humaines. L’assiette est un outil intéressant pour se rencontrer ! Meet my mama partageait le même souhait : qu’une personne puisse présenter le pays tel qu’il est, avec ses épices, avec ses goûts, avec ses présentations. Les premiers événements, où la culture culinaire a servi de rencontre avec le public, se sont très bien déroulés.

Pour qui cuisines-tu ici et que cherches-tu à transmettre à travers tes plats ?

J’aime cuisiner pour tout le monde, tout ceux qui cherchent un goût différent, inoubliable, raffiné, et toutes les personnes démunies pour qu’elles puissent découvrir autre chose que des pâtes ! Mes recettes s’adaptent très bien aux situations de faibles revenus. Avec la Covid-19, j’ai cherché des solutions, notamment pour les étudiants : comment faire des repas et les leur livrer ? J’ai pas mal de recettes qui ne demandent pas beaucoup d’ingrédients et qui restent aussi bonnes que nourrissantes. C’est important de rendre la cuisine vivante. De ne plus utiliser de produits surgelés, par exemple, qui s’apparentent à du mortel pour moi ! Avec des choses simples, c’est possible de rendre une cuisine vivante, à offrir à des personnes vivantes ! J’aime tout autant cuisiner pour quelqu’un qui ne peut pas cuisiner que donner des petites astuces pour lui transmettre le goût de la cuisine.

Quand je présente un plat, je ne le fais jamais comme si c’était un devoir. C’est l’amour qui fait l’assiette et c’est l’amour qui est rendu par l’assiette. Cela a vraiment son importance ! Le plat invente des relations avec les gens. Et cette cuisine, c’est pour un être humain ; ça suffit pour moi de savoir qu’une personne va manger ce que je prépare, peu importe qui. Je le fais pour donner du plaisir.

Quelle est la continuité entre ta cuisine de Syrie et celle d’ici ?

Ma cuisine s’adapte à la demande. Aujourd’hui, à Paris, tu ne peux pas donner une assiette qui date des années 80 ! Il faut que ce soit un peu chic, un peu léger, un peu équilibré. Nous n’utilisons pas non plus les mêmes viandes : en France, c’est plutôt du bœuf, alors qu’en Syrie ce sera de l’agneau. Ma cuisine pense aux autres et les prend en compte. Il faut d’abord proposer quelque chose qui tienne compte de leur goût, pour, petit à petit, faire découvrir autre chose. C’est s’adapter aux normes d’ici afin de rajouter par la suite des valeurs différentes.

Et puis la cuisine, c’est ce qui a permis cette deuxième vie.


[i] « Traiteur engagé et école de formation, Meet My Mama donne le pouvoir aux Mamas du monde entier de vivre de leur passion pour la cuisine » (site https ://www.meetmymama.com/).