L’école diplômante Thot est devenue, en deux années d’expérience, l’un des refuges du parcours post-exil de ses apprenants. Dans cet espace où sont dispensés des cours de français, des femmes et des hommes se sont volontairement inscrits, culture native sous le bras et mutisme aux lèvres. « Je ne veux plus être sourd ici » avons-nous parfois entendu ou « Je veux parler car je me sens très seul ».
L’école Thot entend redonner voix sur l’âpre chemin de l’exil. Car il s’agit bien de cela : s’arracher ou être arraché à son pays, autrement dit être exilé, est une triple déchirure anthropologique que l’on peut percevoir sous l’angle social, culturel et linguistique.
Regarder derrière soi
Pour cautériser la plaie de ne comprendre rien et accéder à un état de résilience, il faut être capable de nommer les choses. Mais, comment honorer la fonction référentielle du langage si personne ne comprend l’écho des traumatismes glanés sur le parcours d’exil ?
L’indéfectible lien aux origines n’est pas à remettre en question, il est même nécessaire dans l’expression de l’intime. L’oubli, ou la mise au second plan d’une langue, souvenir d’un déracinement traumatique, peut mettre en état de choc. Il faut laisser derrière soi un canevas culturel, un humour, des expressions idiomatiques, en plus d’une maison, une famille, des souvenirs. Chez certains individus, la langue maternelle demeure l’état de refuge tant convoité ; ils errent dans leur langue natale comme ils errent dans les rues du pays qualifié « d’accueil ».
Beaucoup d’apprenants passant la porte de Thot n’ont jamais bénéficié d’enseignement scolaire, ou alors sont-ils minoritairement parvenus au niveau du baccalauréat. Ainsi, seules leurs langues nationales ou tribales sont parlées et une grande partie ne connaît que quelques rudiments d’anglais. Au sortir de l’exil, bien que ce cheminement ne trouve précisément pas de fin, le français tend à demeurer l’unique terrain commun où peuvent alors se jouer des liens inédits et réconfortants. Tibétains, Afghans, Érythréens, Tchadiens… Certains individus redoutent même d’être avec des étudiants de leur propre nationalité dans l’espace de la classe, par crainte de ne pas entendre assez parler le français. Quel sens prend ce réflexe à l’aune d’un parcours d’exilé ?
L’inclusion sociale passe de facto par la langue. Elle autonomise l’apprenant et lui offre le choix de se départir de ses interlocuteurs permanents ou plus basiquement de se faire comprendre par ces derniers : assistante sociale, avocat, traducteur. Aucune démarche d’intégration n’est effective sans l’intervention d’un tiers officiel. De l’administration anthropophage en passant par la moindre information sur les transports, les inscriptions, ou les achats alimentaires : l’oppression du déracinement se poursuit et prend source dans le monde verbal. Comprendre le français relève alors du domaine de l’urgence et prolonge ou améliore la survie.
Le français : langue du futur, langue des possibles.
Si la langue française est vécue comme un premier obstacle à la possibilité d’avenir, elle se transmue au fil de l’apprentissage comme une langue d’accueil, de chaleur, d’humanité. D’ailleurs, les incompréhensions et quiproquos entre apprenants revêtent également une facture pédagogique. Quoi de plus efficace que l’humour pour désamorcer une incompréhension réciproque ? Le cadre d’une classe autorise l’accès à ce niveau d’échange, où se mêlent petites moqueries bienveillantes et aide implicite. L’espace de cours a ceci de salvateur qu’il neutralise toute présomption ou complexe : une certaine équité s’harmonise devant la complexité de la langue en cours d’apprentissage. Et nous sommes chaque jour témoins de la solidarité qui anime les apprenants lorsqu’il s’agit de dépasser la difficulté d’apprendre. Ce cheminement dans la langue se fait ensemble. Et la langue véhicule des valeurs de partage, d’entraide, d’humanisme tout en abolissant les frontières censées cloisonner les individus.
Une langue est un code d’entrée pour passer la porte d’une culture, aussi fantasmée soit-elle. Si « l’altérité migrante » effraie certains individus de la société civile ou politique du pays d’accueil, c’est, qu’à tort, elle apparaît comme une masse lointaine et criante de différences. Or, un exilé qui s’approprie la langue française n’est plus l’Autre, il fait figure d’individualité et s’exprime en disant « je ». La détermination qui anime alors le désir de conjuguer ce « je » au « nous » de la société est une étape de reconstruction dont il faut saluer le courage.
Le sentiment d’être inutile, inexistant, impalpable demeure prégnant chez certains exilés, c’est pourquoi la réappropriation linguistique a non seulement le pouvoir de régénérer les liens interpersonnels mais permet aussi, nous semble-t-il, d’embrasser des valeurs fondamentales : le droit au savoir et la dignité.
Marie Demestre, professeure à l’école THOT