De qui suis-je le délinquant ? Comprendre la stigmatisation des jeunes étrangers

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Depuis les années 1990, il y a eu toute une série d’appellations selon les administrations et les institutions pour catégoriser les jeunes étrangers[1] : « jeunes errants » pour l’Aide sociale à l’enfance (ASE), « mineurs demandeurs d’asile » pour l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), ou bien « mineurs étrangers sans-papiers », même si cette catégorisation est juridiquement incorrecte[2]. En apparence communes, ces dénominations renvoient pourtant à des régimes administratifs et juridiques différents[3], instaurent des régimes de représentation particuliers de ces jeunes selon les époques. Ainsi, le passage de la catégorie du « mineur isolé et étranger » (MIE) à celle du « mineur non accompagné » (MNA) s’inscrit-il dans ce même processus. Car, si à partir de 2016, le terme de MNA se substitue à celui de MIE dans un souci d’harmonisation avec la législation européenne, c’est aussi, selon les législateur·rices, avec la volonté de mettre l’accent sur la notion d’enfant plus que sur celle d’étranger[4], et ainsi d’admettre les jeunes étrangers comme composantes des publics de l’ASE. En ce sens, l’anaphore récurrente inscrite dans de nombreux discours politico-médiatiques qui fait des jeunes étrangers les responsables d’une montée de la délinquance et de l’insécurité dans les villes et les territoires français surprend, autant qu’elle mérite que l’on s’y arrête.

Pourquoi les mineurs non accompagnés sont-ils tous des délinquants ?

C’est là une anaphore politique reprise par certains médias, qui fait de la figure de style son argumentaire, quand rien ne vient pourtant l’étayer.

Déjà, et c’est ce que la lecture du Rapport d’une mission parlementaire consacré aux Problématiques de sécurité associées à la présence sur le territoire de mineurs non accompagnés de mars 2021[5] confirme. Dès la première partie, on lit la confusion des auteurs, rapportant la complexité qu’il y a à qualifier la délinquance des MNA. Autant il est difficile de comptabiliser avec précision ces actes de délinquance, et d’identifier la minorité ou la majorité des auteurs, autant ces mineurs sont aussi victimes de réseaux de trafic plus larges, et sont donc des jeunes à protéger au titre de l’ASE. Ensuite, et contrairement à ce que certain·es peuvent en dire, la délinquance juvénile est loin d’être le fait des MNA. Un Rapport d’information du Sénat de novembre 2021[6] indique que, si certains MNA pris en charge par l’ASE font l’objet de mesures pénales, ils ne représentent que 5 % à 10 % des effectifs sur l’ensemble du territoire. Ce même rapport opère une distinction entre MNA et jeunes en errance : « […] les problématiques liées à la délinquance des MNA pris en charge par l’ASE sont d’une intensité moindre que dans le cas des jeunes en errance et, […] se rapprochent plutôt de celles des autres mineurs pris en charge par les services de l’Aide sociale à l’enfance » (p. 66). Ces estimations chiffrées montrent que les MNA sont donc loin de constituer l’important effectif des mineurs délinquants[7].

C’est donc en d’autres termes qu’il semble devoir poser la question : si les MNA sont loin d’être tous des délinquants, pourquoi les rendre responsables d’actes qu’ils ne commettent pas ?

Jugés délinquants par naissance et par filiation

Une des pistes de réflexion serait de considérer les différentes litanies dans lesquelles ces jeunes sont pris. Deux litanies semblent éclairantes : l’une sur la jeunesse d’origine étrangère en France, l’autre sur l’immigration.

Cherchant à expliquer une corrélation entre hausse des effectifs de MNA pris en charge à l’ASE et montée de la délinquance dans certains territoires, un sénateur livre ses inquiétudes dans une interview au journal Le Figaro en mai 2021. Ce dernier observe qu’il faut à la justice plus de moyens de lutte contre cette délinquance juvénile venue d’ailleurs et accuse les départements de faire le jeu de ces jeunes qui seraient faussement mineurs et qui viendraient en France bénéficier des « […] prestations sociales exorbitantes [8] ». C’est dire combien l’immigration est sans cesse réduite à cette litanie d’un assistanat que d’impétrant·es immigré·es viendraient quérir et arracher à « […] certains de nos anciens [qui] n’y ont pas accès ou de façon minime ». C’est aussi curieusement opposer les jeunes générations à leurs aînées. À l’interviewé de poursuivre : « […] il faut comprendre l’émoi dans le pays actuellement sur cette thématique.  Les MNA seraient donc responsables d’actes de délinquance, autant qu’ils se rendraient coupables de duperie et d’escroquerie. Si l’argument apparaît désuet et ressassé, il semble encore avoir du poids à écouter les discours sur l’immigration des candidat·es à la présidentielle 2022. Quand cet argument s’associe à une autre litanie, qui puise dans un culturalisme racialisant[9]. Cette litanie, c’est celle empruntée à certaines représentations des jeunes d’origine étrangère en France, issus des quartiers populaires.

Sur la délinquance juvénile en France, Gérard Mauger[10] constate qu’il existe deux catégories de récits : l’un statistique et judiciaire, l’autre littéraire et anecdotique. Si la première catégorie de récit est continue (on produit de manière régulière des statistiques), la seconde est à la fois discontinue et récurrente. Et, si elle suscite l’intérêt sporadique des médias, c’est sans doute à des fins commerciales (le fait divers fait vendre), comme à des fins politiques : « Les journalistes se comportant alors en “entrepreneurs de morale” capables de susciter des moral panics mobilisant leur lectorat ou leur public en faveur d’un “ordre moral” menacé » (p. 4). La délinquance juvénile de jeunes étrangers serait ici responsable d’une montée de l’insécurité dans les villes et d’un « ensauvagement » de la vie sociale. Cet « ensauvagement », Saïd Bouamama[11] l’analyse comme le produit de « grilles explicatives angoissantes, essentialistes et culturalistes ». Les jeunes étrangers isolés ou issus de quartiers populaires, pris dans de tels discours, partageraient alors par naissance et par filiation, les « gènes » de l’ensauvagement.

Finalement, ce qui apparaît en jeu dans ces discours politico-médiatiques s’avère moins de répondre d’une préoccupation réelle de la montée de la délinquance et des moyens à déployer pour une meilleure prise en charge de ces publics, que de la demande d’une fabrique sécuritaire[12], à partir de données lacunaires[13], qui surmédiatise et hypersexualise la présence de masculinités « noires » et « arabes » dans l’espace public. Les discours surannés sur la délinquance des jeunes étrangers occultent les difficultés auxquelles font face ces jeunes et les services de l’ASE. Ils ne disent rien non plus des rêves et de l’énergie que mobilise cette jeunesse pour vivre et exister.

Emeline Zougbédé sociologue, chercheuse post-doctorante CNRS membre du projet MINA 93


*      Suzan J. Terrio, Whose Child am I ? Unaccompanied, Undocumented Children in U.S. Immigration Custody, Oakland, University of California Press, 2015. Les lignes qui suivent sont un essai de réflexion visant à comprendre pourquoi les MNA sont stigmatisés comme délinquants et jugés responsables d’une montée de la délinquance. Il s’agit donc moins de répondre à la question que de proposer l’esquisse d’une réflexion.

[1]      Je n’utilise pas l’écriture épicène car il est question de mettre l’accent sur le fait que la délinquance apparaît s’écrire au masculin, quand elle sert aussi à fantasmer ce que seraient les masculinités « noires » et « arabes ».

[2]      En France, les mineurs n’ont pas besoin d’un titre de séjour.

[3]      C’est ce que rappelle Noémie Paté dans sa thèse : L’Accès – ou le Non-Accès – à la protection des mineur.e.s isolé.e.s en situation de migration. L’évaluation de la minorité et de l’isolement ou la mise à l’épreuve de la crédibilité narrative, comportementale et physique des mineur.e.s isolé.e.s, Nanterre, Université de Nanterre, 2018.

[4]      Christophe Daadouch et Pierre Verdier, « Loi du 14 mars 2016 : des avancées en demi-teinte pour le dispositif de protection de l’enfance », Journal du droit des jeunes, 353(3), 2016, p. 37-53.

[5]      Rapport d’information : Sur les problématiques de sécurité associées à la présence sur le territoire de mineurs non accompagnés, 10 mars 2021.

[6]      Rapport d’information : Mineurs non accompagnés, Jeunes en errance : 40 propositions pour une politique nationale, 29 novembre 2021.

[7]      Le Rapport d’information de 10 mars 2021 montre que les MNA responsables d’actes de délinquance sont dans leur très grande majorité originaires du Maroc et d’Algérie, soit environ 83 % des effectifs pour 2020 (n=1059) (p. 8). Quand on sait que les MNA sont principalement originaires de Guinée (24,5 %) et du Mali (23 %), selon le Rapport annuel d’activités de la Mission MNA (2020) pour l’année 2019.

[8]      Le député impute également la montée d’une délinquance des MNA à charge des départements : « Enfin, sur ce dossier, il faut aussi travailler sur l’accompagnement de la sortie de minorité : bien vérifier que l’action publique prenne en compte le passage d’un migrant à la majorité. »

[9]      Saïd Bouamama, « Du discours de l’“ensauvagement” à celui sur les “bandes” : la fabrique d’une demande sécuritaire », 17 mars 2021.

[10]    Gérard Mauger, La Sociologie de la délinquance juvénile, Paris,La Découverte, 2009.

[11]    Op. cit.

[12]    Gérard Mauger, « Éternel retour des bandes de jeunes », Le Monde diplomatique, mars 2011, p. 3 ; cité in Saïd Bouamama, op. cit.

[13]    Une note de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) pour son audition à l’Assemblée nationale par la Mission d’information « Problématiques de sécurité associées à la présence de mineurs non accompagnés », publiée en septembre 2020, montre bien qu’au-delà des chiffres il s’agit avant tout d’identifier les besoins de ces jeunes mineurs repérés au pénal et d’y associer tous les acteurs compétents.