La clinique du traumatisme nous enseigne que la violence politique attaque la circulation de la parole dans les familles, cette parole qui habituellement s’échange, se donne, transmet, fait vibrer le trait singulier au sein du commun, exprime l’affirmation comme le refus, supporte le malentendu, « fraye la voix » pour les affects du corps…
Dans certaines situations, l’enfant est confronté à des parents qui, à défaut de pouvoir oublier l’horreur, se taisent, pour tenter de circonscrire dans le langage une place épargnée de l’obscénité des violences.
D’autres fois, au contraire, l’enfant se trouve face à des parents qui disent, mais qui lui parlent moins qu’ils ne « le » parlent. Ces parents tiennent un discours sur cet enfant symptomatique : tantôt agresseur, violent, pas-sage, tantôt dénué, démuni, n’apprenant pas… Il n’est pas rare, d’ailleurs, que ce discours redouble les descriptions véhiculées par les institutions d’accueil ou scolaire.
Dans cette clinique, une telle « violence de l’interprétation »*, dans sa fixité, peut faire écho au moment traumatique et à la répétition de la stupeur face au choc qui se répète dans la psyché des survivants. Mais elle est aussi à considérer comme une réaction défensive des parents face au traumatisme et à l’exil : imaginer pour eux et leur enfant des coordonnées fixes peut pallier la déstructuration des liens familiaux. Dès lors, c’est moins la réalité psychique de l’enfant qui est en question que la nécessité de retrouver des repères dans les liens en construisant des places distinctes, même sur un mode symptomatique emprunté au discours commun.
Les parents nous proposent aussi leur enfant comme l’objet d’un savoir dont ils se sentent dépossédés : « Docteur, dites-moi ce qu’il a, c’est vous qui savez. » L’enfant, écarté de leur langue intime, incarnant dès lors la figure de l’étranger.
Nous touchons ici à une impasse mortifère pour l’enfant : qu’il s’aperçoive comme produit d’un discours parental désubjectivé à un âge où il est tenu de construire son drame subjectif, et ce quel que soit son contexte de vie, que cette vie se tienne ou non sur une scène de violences. Car il ne faut pas oublier que c’est la famille, même entamée par toutes sortes de difficultés, qui sera la scène du déploiement de ce drame : c’est de là que l’enfant vient, là que les cartes sont distribuées pour lui, que sa place sera à conquérir au gré de ses identifications et de ses renoncements. Pour cela, il faut qu’il y ait de l’histoire, de la matière de mots et d’affects mêlés, et que les parents supportent du jeu possible entre les places de chacun.
Dans le transfert avec l’enfant, l’analyste est confronté à la répétition de ces impasses : trop dire, trop se taire… Face à nos tentatives de mise en récit, l’enfant souvent reste coi, indifférent, voire gêné. Il oppose une résistance aux propositions de discours trop bien ficelés. À nous-mêmes, nos propres mots nous reviennent alors en écho, avec l’illusion qu’ils entretiennent de « faire vrai », sans rien accrocher du vécu de l’enfant. Comment, dès lors, avec ces enfants trop exposés à la violence, faire preuve de tact dans nos propositions de parole sans pour autant exercer la violence que produit l’incompréhension ?
Lors des premiers entretiens, un jeune garçon de 10 ans se montre prudent. Il installe en silence un lieu, échafaude un bâti. Il s’attache ainsi à aménager entre lui et l’analyste le territoire d’un commun qui ne soit plus noyé sous les discours, et à proposer dans le jeu un objet neutralisant les regards.
L’enfant est en développement, sa version en cours d’écriture. Nous ne pouvons pas avec eux pratiquer comme avec les adultes, pour lesquels, dans l’après-coup des événements traumatiques, nous traduisons le choc vécu à la lumière de la scène de leur fantasme et de leur histoire.
Mais, contrairement aux séances avec les adultes, souvent aspirés par des modes d’absences (absence à eux-mêmes tant qu’à l’analyste), l’enfant a souvent une qualité de présence, il produit un « là », un « maintenant ». À nous de suspendre notre désir tout en restant à ses côtés, pour que, dans ce temps préalable, il puisse questionner la place qu’il occupe dans le désir de l’Autre, le nôtre, et à travers le nôtre, celui de ceux qui l’ont conçu.
À travers ces séances préliminaires, l’enfant réinstitue la scène de son origine : d’où je viens ? de quels actes silencieux, de quels mots inaudibles, de quels corps en présences ? Cette scène, il l’évoque d’autant plus qu’elle a été ravalée lors des violences politiques : le choc des traumatismes, l’arrachement de l’exil sont d’une magnitude telle que c’est comme si l’enfant était né en exil, né de rien et de nulle part, du désert et de la mer.
Ce garçon monte l’escalier menant au cabinet. Il fait mine de faire un effort soutenu.
« On dirait que tu gravis une montagne ! dit l’analyste.
- J’ai entendu dire que, quand on monte l’Everest, on peut obtenir une grosse récompense, répond l’enfant.
- Que ferais-tu de cette récompense ?
- Je la donnerai aux personnes pauvres mais maintenant je ne peux pas, il faut que j’aie 18 ans. »
Il construit une tour. Cette tour vacille. Puis elle se transforme en pilier soutenant un plateau. Le tout prend l’allure d’un personnage.
« Je n’y arrive pas je tremble…. Je voudrais essayer d’enlever la base de la tour pour voir si elle reste debout … je ne sais pas si ça va tenir … je n’arrive pas à arrêter de trembler… ça me fait penser à cette tour qui était droite au début et qui maintenant reste penchée… je me demande s’il ne faudrait pas mieux la détruire avant qu’elle tombe… »
Nous entendons que l’enfant est traversé par le réel social – la pauvreté, l’absence des bases, c’est-à-dire des références qui font tenir (le père disparu, le pays de l’enfance perdu…).
Il est aussi traversé par des discours : « la récompense succède à l’épreuve ».
Mais la réalité psychique de l’enfant doit être entendue à l’aune du déploiement des positions possibles face à la castration, aux difficultés qui les entament, lui et l’Autre parental : comment répondre au manque dans l’Autre ? Quel risque à désirer le combler ? Que je m’épuise à franchir ces épreuves, que je tombe de ma tour ? Qu’on me la coupe ? Ne faut-il pas mieux attendre de grandir avant de s’y risquer ? Tout détruire ? Peut-on sinon supporter une vie qui penche, une vie bancale ?
De la conduite à tenir en analyse, Freud nous dit qu’il faut agir avec tact, sans toucher son patient : ni réellement ni métaphoriquement en écrasant son récit sous une interprétation qui le terrasserait parce que trop vraie, trop rapide, trop proche. Faire preuve de tact, c’est viser juste, ni trop près ni trop loin.
Face à la tour qui tremble l’analyste dit à l’enfant qu’une chaise à un pied ne tient pas debout…L’enfant finalement décide de construire une passerelle entre sa tour et celle d’à côté, stabilisant un temps, l’ensemble.
Emilie Abed, psychologue clinicienne et psychanalyste
* La « violence de l’interprétation » désigne chez la psychanalyste Piera Aulagnier la violence d’anticipation qu’impose à l’enfant le discours de l’Autre. Si une forme de d’imposition est nécessaire pour aider l’enfant à nommer ce qu’il vit, c’est-à-dire à appareiller la jouissance vécue dans son corps à des signifiés, l’interprétation devient abusive quand, alors même que l’enfant dispose de capacités de penser, une chape interprétative s’abat sur lui-même et le monde.