Jusque récemment, les violences sexuelles en temps de guerre étaient considérées comme un simple aspect contingent aux conflits ou comme participant d’une certaine économie de la guerre. Elles pouvaient ainsi servir à maintenir le moral des troupes, comme un butin pour les vainqueurs, une punition de la part de ceux-ci. Pendant longtemps le refus d’affronter la question de leur usage s’appuyait aussi sur l’idée que les violences sexuelles étaient un atavisme de certaines communautés, réservées aux confins du monde occidental. L’absence de reconnaissance du caractère criminel de la violence sexuelle par les deux tribunaux créés à la fin de la seconde guerre mondiale par les pays alliés (Nuremberg et Tokyo) l’atteste, alors que toutes les parties au conflit ont été accusées de viols massifs.
C’est le drame de la Bosnie, au cœur de l’Europe, qui a constitué une prise de conscience de l’usage de la violence sexuelle comme arme de guerre. L’aspect nouveau a été l’organisation de camps de viols. Leur proximité en Europe, la compréhension que le viol exacerbe les conflits et entrave la paix ont été des facteurs importants de sa prise en compte. On est sorti d’un naturalisme tout autant que d’un certain culturalisme pour comprendre l’évolution de sa place dans la guerre, et être plus sensibles au vécu des victimes elles-mêmes. Ce qui a surgi est la véritable arme qu’elle peut occuper dans les conflits et qu’on peut aisément qualifier de « destruction massive ».
Dans leur finalité, ces violences sexuelles jouent sur les éléments sensibles dans certains groupes : la pureté de la race, le statut ou la représentation de la femme comme symbole de maternité élevée en principe intangible ou de la femme comme « honneur de l’homme », devenant ainsi celle par qui le malheur arrive. Ainsi, la violence sexuelle peut devenir un moyen de démoraliser ou déviriliser l’adversaire, une mesure de représailles pour punir la nation des perdants. Dans ce contexte, la femme passe vite de victime à bouc émissaire. Leur rejet de la communauté permet aux hommes de traiter dans la réalité, ce qui se vit d’abord intimement, comme défaite, dévirilisation, faiblesse. Mais le viol peut toucher à l’existence même de la communauté. Il vise alors à salir ou rendre impure la communauté (par la transmission du VIH par exemple), à entraver les naissances par les mutilations sexuelles, à la stérilisation ou même à changer la composition ethnique de la génération suivante.
Les victimes que nous recevons peuvent avoir aussi fortement intériorisé les ressorts culturels de leur communauté et s’en faire les porteurs, même à leur détriment. Je me rappelle cette question posée par les femmes rencontrées lors d’une mission au Congo : « Est-ce que je suis gaspillée ? ». Si elle fait référence à la possibilité ultérieure d’avoir un enfant, l’angoisse était éminemment focalisée sur le risque de remise en cause de sa place de femme au sein de sa communauté. Dans cet exemple, le contexte socio-culturel fait prévaloir la santé et la cohésion du groupe avant celle de l’individu. Dans ce cas, la honte manifestée était moins atteinte à l’intime que le sentiment d’une défaillance face à un ordre symbolique assignant des places à chacun et auxquelles il est impossible de déroger. Ces violences sexuelles dépassent le cadre de la morale pour atteindre la profanation du sacré, le crime de souillure, reléguant au silence le plus souvent les atteintes physiques et psychiques.
Ces références aux éléments socio-culturels sont souvent évoquées par les femmes victimes de violences sexuelles, mais ils peuvent masquer ou recouvrir, si l’on n’y prend garde, une autre expérience qui a rapport profondément à l’intime. Il faut comprendre ces femmes s’interrogeant sur la nécessité de ramener tout cela à la surface. Pourquoi en parler quand elles en ont déjà tant souffert ? Certaines ne demandent parfois qu’à reprendre leur place et à s’évanouir dans l’ombre. Car il y a toujours aussi l’angoisse terrassante de réactiver par la parole, le film, les images et les voix, toutes ces traces, scellées par l’effroi.
Cette distorsion, où longtemps l’honneur de l’homme a prévalu sur l’intégrité physique et psychique de la femme, a été changée par la convention de Genève dans sa quatrième version de 1992, considérant que les violences sexuelles représentaient désormais des actes de torture causant entre autres choses non pas des atteintes à « l’honneur de la femme » mais des atteintes graves à « l’intégrité ou la santé de la victime ». Ce travail doit être poursuivi pour que le soin des victimes ne s’arrête pas à leur seule réhabilitation sociale et juridique, même si cela est nécessaire. Entendre cette douleur ne revient pas à avaliser un statut ou à nier le risque d’opprobre.
Notre expérience clinique nous rappelle que la violence sexuelle comme torture vise aussi à renvoyer le sujet à son désir le plus intime. Ce désir, il n’en connait véritablement ni l’objet, qui semble toujours se dérober, ni la cause. Il constitue fondamentalement son intimité, un caché, un fantasme inconscient qui mobilise sa séduction à l’endroit d’une figure inconsciente plus ou moins bienveillante et qui oriente ses relations aux autres au quotidien. Dit autrement, la fonction sexuelle n’est pas une fonction comme les autres. Car il s’agit d’un « trou dans le savoir », c’est-à-dire un insu en lien avec la différence sexuelle elle-même. Pour la psychanalyse, cette différence – parce qu’elle est un fait de langage organisé autour de la présence ou non d’un organe symbolique – structure la pensée et le désir. Aussi, derrière la destruction du lieu même de la fécondation surgit toujours, pour le clinicien, celle de la pensée et du désir. Il est fondamental de rappeler que cette atteinte du désir est toujours une visée consciente ou inconsciente des violences sexuelles tout autant qu’une de leurs dimensions perverse. Cette dernière est souvent masquée par les enjeux culturels évoqués précédemment mais aussi par l’attitude du commandement qui, en avalisant ou ordonnant les violences sexuelles, en nie la tragédie perverse au sens clinique du terme. On peut rappeler que la plupart des femmes dans ces conflits ou dans les périodes qui leur succèdent, ne sont pas violées sur un champ de bataille ; beaucoup le sont aussi dans des commissariats, les geôles, les prisons, chez elles, devant leur famille (parfois même on les fait exécuter par des membres de la famille), lors de manifestations. Le viol, c’est toujours plus que l’effraction de cet espace d’intimité ; c’est l’éradication même du désir qui y est associé. En quelque sorte, ce qui est insu du sujet lui‑même et qui le mobilise dans sa vie et dans son lien aux autres, cet envers qui le constitue est précisément ce qui est visé par le tortionnaire au-delà de l’imposition de sa toute-puissance. C’est ce que me rappellent souvent certains militant-e-s ou patient-e-s, à qui leurs bourreaux ne manquaient jamais de rappeler qu’ils/elles « devaient s’attendre à ce que ça arrive », qu’ils/elles « s’étaient trop manifestés », pour ne pas dire « avaient trop désiré ». En quelque sorte, à ce qui est dissimulé au sujet, inaccessible à lui-même, le tortionnaire vient le lui présentifier par le viol sous sa forme la plus crue comme figure obscène de ce désir. Le sujet se sent retourné comme un gant et la honte pétrifiante qui le saisit a trait ici non seulement au dévoilement des corps mais surtout, dans le même mouvement, au retournement, à l’arrachement et à la souillure de cet espace d’innocence (en tant qu’insu) du désir. C’est alors, dit autrement, tuer le désir ; à ce titre le rendre par la suite interdit plutôt qu’inter-dit.
Ainsi certaines patientes prises en charge au Centre Primo Levi ont beaucoup de mal à retrouver du désir. La manifestation de celui-ci ne se limite pas à la reprise d’une vie amoureuse, qui pour beaucoup leur fait défaut. En effet, l’investissement libidinal du corps devient souvent impossible pour certaines d’entre elles. D’autres vont restreindre leur vie intime à des rapports à des hommes mais sans les investir amoureusement ; d’autres encore vont loger dans l’exclusive maternité (parfois avec rejet ou délaissement du père) une suppléance à leur désir – y trouvant aussi une façon d’éprouver ou de se prouver qu’à l’intérieur, elles ne sont pas mortes. La plus grande difficulté à laquelle elles font face concerne cette capacité d’accueillir ou convoquer psychiquement l’autre et le nouveau, de s’ouvrir dans des activités où elles peuvent à nouveau se réaliser, se reconstruire en tant que sujet désirant.
On comprend encore mieux l’énorme difficulté à venir s’évoquer dans un centre de soin. Et là, ce n’est plus seulement le dégout et la honte qui font taire nombre d’entre elles. En raison de cette dimension perverse, la scène thérapeutique peut parfois être vécue avec le sentiment de réactualiser une relation où un autre s’intéresse à nouveau un peu trop à vous. Et le silence, la gêne, le retrait, l’impossibilité à parler, parfois, sont moins attitude de défi ou abolition de la parole, que tentative de désaisissement du regard et du savoir. Le « non-savoir », autre nom de la pudeur. Faire taire est le but de la torture. Se saisit ici la dialectique impossible dans laquelle se trouvent certaines femmes et dont nous devons les aider à sortir. Elles peuvent être incapables de traverser l’échange et le dialogue autrement qu’assignées fantasmatiquement à deux places : celle d’un sujet, qui se statufie, impénétrable comme dernière tentative de recréer de la femme ou celle d’un objet ou d’une victime offerts au regard et à l’emprise.
Accompagner une personne victime de violences sexuelles de guerre, c’est traverser toutes ces dimensions avec elle. Mais on ne saurait pourtant oublier que c’est avant tout accueillir tout au long de ces années de suivi, les rêves traumatiques terrifiants dont l’aspect répétitif des traces psychiques de la scène d’agression ne procure aucun soulagement mais figent au contraire les coordonnées subjectives de ces personnes. Il est remarquable d’y observer l’absence quasi-totale de travail de rêve, de transformation, tant évoqué par Freud. Ce qui devient pour le sujet une expérience quasi d’unique sensorialité, le plus souvent sans figuration, sans visage rappelant l’hallucination. Se déploie ici l’éprouvé d’une expérience d’extrême passivation où le sujet est jouit par des autres s’étant posés comme tout-puissants. On n’est pas ici dans un simple « au-delà du principe de plaisir » qui nous ferait passer dans le champ de la douleur. Cette situation d’extrême passivité avec l’extrême impuissance qui lui est associée constitue une détresse dont l’horizon éprouvé est « toujours » la mort, tout autant physique que psychique. Quand elle étreint le sujet, même des années après, c’est une angoisse incoercible dont les effets d’épuisement et de malaise peuvent perdurer des heures voire, des jours durant.
Le tribunal pénal pour le Rwanda avait déclaré que le viol dans les conflits n’était pas seulement un crime de guerre mais aussi « un crime contre l’humanité ». En tant que cliniciens, nous pouvons reprendre à notre compte cette formule et affirmer que c’est à l’Humanité‑même en chacun qu’il s’attaque.
Jacky Roptin, psychologue, psychanalyste au Centre Primo Levi