Si« l’interprète » est celui qui a pour rôle de traduire les propos d’une langue à l’autre, il n’est ni nommé ni considéré de la même manière, selon ses lieux d’intervention.
Nous avons, dans l’ordre, les interprètes de conférence, de liaison, les auxiliaires de justice, ceux assermentés près des institutions nationales comme l’office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) ou la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) et puis, au bas de l’échelle, parfois méconnu des fiches métiers, l’interprète du milieu médico-social.
Comme tout bon interprète professionnel, celui du milieu médico-social doit avoir un minimum de connaissances, dans tous les domaines sans cesse en évolution (justice, aide, médecine, anatomie, psychologie, éducation, parentalité, géopolitique…). En effet, il est amené à travailler à plusieurs endroits dans une même journée, avec un large panel de professionnels, ce qui le différencie des autres types d’interprétariat.
Il peut jouer à lui seul le rôle du sauveur, de la machine à traduire, du maillon qui manque, du perturbateur, du parasite, d’outil, de co-thérapeute, de partenaire, d’auxiliaire de justice, d’expert culturel… aux yeux du professionnel ; mais il incarne aussi le père, la mère, le grand-frère, la grande-sœur, le confident, le vecteur de la parole, le thérapeute aux yeux de l’usager. Chaque rencontre est à la fois intersubjective, et interculturelle, dans le sens où plusieurs cultures vont interagir. L’interprète se retrouve alors pris dans une interaction « infiltrée », qui est déterminée par sa propre histoire, sa liberté, sa raison, sa culture, son genre, sa religion, son âge, le cadre et le moment de la rencontre. Il ne faut pas oublier qu’il est lui-même traversé par son histoire d’exil, se retrouvant souvent seul face à ses propres angoisses et conflits de loyauté, de manière permanente. Et lorsque, dans le cadre d’un suivi, les affects sont en jeu, il est difficile de ne pas être traversé par ce qui est adressé, de garder sa place de transmetteur, tout en effectuant l’aller-retour entre les deux interlocuteurs[1].
Ne sachant recourir à la théorie pour se protéger du matériel clinique, l’interprète se retrouve souvent dans une position d’empathie, voire d’identification, vis-à-vis de l’usager[2]. Cependant, comme la déontologie lui impose l’impartialité et la neutralité, l’interprète va mettre en place des méthodes bien à lui, comme utiliser le « il/elle » plutôt que le « je ».
J’ai moi-même endossé ces différents rôles des années durant, mais celui qui a changé le courant-même de ma vie sera le rôle d’interprète médico-social. Étant comédienne depuis mon jeune âge, je considère chaque franchissement d’une porte comme une entrée en scène où l’on attend de moi de jouer, d’une langue à l’autre, le rôle des différents protagonistes de la pièce. J’utilise le pronom « je » et la traduction simultanée lorsqu’il s’agit d’interpréter le rôle de l’usager, m’empêchant, ainsi, d’être entraînée par ses multiples récits, tous aussi douloureux, violents et traumatisants les uns que les autres et ne prêtant à cette scène que ma voix, plutôt que ma personne. De plus, je privilégie la traduction consécutive, lorsqu’il s’agit du professionnel, et cela pour deux raisons : habituer l’usager à baigner dans la langue d’accueil et me permettre de comprendre l’idée et le sens des dires du professionnel avant de le traduire. J’ai surtout appris avec le temps que cela évitait bien des malentendus ou des incompréhensions entre les deux protagonistes.
Exercer ce métier au Centre Primo Levi est unique par son contexte. Il s’agit d’un terrain particulier où se racontent les histoires d’exil, de traumatismes, de santé mentale et physique des personnes vulnérables, mais où se rejoignent également les trois axes d’accompagnement nécessaires d’une personne exilée (médico-psychologique, social et juridique).
La difficulté, pour l’interprète, est de s’adapter aux différents professionnels dans un laps de temps court mais aussi de participer, de manière tangible, au travail d’accompagnement de la personne exilée, pour qui il est appelé. Je me rappelle ma première intervention. On m’explique à l’accueil que je vais avoir plusieurs rendez-vous qui vont se succéder avec différents professionnels, mais pour un seul et même patient. Le premier entretien commence avec le psychologue ; le patient et lui-même se connaissent depuis plusieurs années dans le cadre du suivi. Le psychologue est d’accord avec mon principe de traduction, me demande de bien vouloir traduire tous les mots, même si, selon moi, cela ne fait pas sens. Il m’explique également que le patient a déjà eu plusieurs interprètes par le passé. C’est la première fois que je me suis sentie étrangère durant une consultation, comme si je devais trouver ma place dans cette partition, qui avait déjà commencé sans moi. Je sens une dynamique de confiance déjà engagée entre les différents partis. Le patient est ému durant les trente premières minutes, où il revient sans arrêt sur ses traumatismes, il s’adresse directement au psychologue, qui passe son temps à être à son chevet. Je me sens vraiment invisible, ne laissant s’échapper de moi que ma voix dans cette scène complètement intime. J’en sors bouleversée, remplie d’émotions, mais satisfaite lorsque je reçois les compliments du patient comme du psychologue. Quelques minutes plus tard, j’accompagne ce même patient, auprès de l’assistante sociale. Là, c’est une toute autre partition qui se joue devant moi, ou plutôt avec moi. Le patient me rend visible en s’adressant directement à moi, sur un ton de revendication et de colère concernant les injustices qu’il vit au quotidien. Il perçoit alors l’assistante sociale comme une représentante de ces institutions qui lui font subir encore des traumatismes et, moi, comme une médiatrice. Je l’aide à faire la part des choses, tente d’atténuer ses propos pour qu’il ne soit pas perçu comme violent par la professionnelle, déjà fatiguée par sa longue journée. J’en sors confuse et perturbée. Comment dans un même lieu, le même patient pouvait-il me montrer deux visages différents ? Avec le temps, j’ai compris l’importance du cadre. Le Centre avait réussi à créer et à donner à ces exilés un lieu de confiance, de non-jugement, où ils pouvaient enfin être acteur et choisir ou non de raconter leur vécu et leur histoire à qui ils le voulaient. Oui, à qui ils le veulent, car, parfois, c’est à l’interprète qu’ils décident de la raconter.
Protéger l’interprète passe par un cadre de travail sécurisant, lui permettant de garder sa posture professionnelle. Les mouvements intertransférentiels qui se jouent à chaque rencontre doivent donc être pris en compte systématiquement. L’alliance entre le professionnel et l’interprète doit être renforcée, en discutant et en décodant, à la suite de l’entretien, ce qui a pu se jouer. Cela évitera à l’interprète de repartir avec des sentiments de frustration et d’isolement.
C’est ce cadre sécurisant qui m’a permis de prendre conscience, à titre personnel, de ma légitimité en tant qu’être interculturel, que j’avais aussi le droit, et parfois même le devoir, poussé par mon histoire, de jouer mon propre rôle et non celui d’un autre. Cependant, pour jouer ce nouveau rôle, il fallait absolument que je sorte de celui – strict – d’interprète médico-social. Pour m’en défaire, il a fallu du temps, une remise en question, un travail de décentrage profond, de compréhension des différents mondes et d’apprentissage des nouvelles compétences comme la communication, la négociation et la médiation.
Mais alors quelle différence existe-t-il entre l’interprète et le médiateur interculturel ? « Là où l’interprète “redit” et cherche à traduire mot à mot, le médiateur interculturel, grâce à la langue maternelle, donne la possibilité à l’usager d’exprimer ses affects, ses pensées intimes et surtout sa vision du monde. Et ce même s’il est francophone[3]. » Il adopte une Position de tiers, se distinguant de celle des acteurs institutionnels intervenant directement auprès des familles et se situant entre les deux. Il adopte aussi une position de Passerelle, facilitant la communication et rapprochant deux univers culturels. Ces deux fonctions le différencient d’autres types de médiations.
Ensuite, suffit-il de maîtriser au moins deux langues pour devenir un interprète, tout interprète est-il également un médiateur, est-ce qu’un médiateur interculturel doit absolument avoir des compétences linguistiques ? Pour ma part, tout le monde peut devenir un interprète, mais difficilement un bon professionnel, surtout dans le cadre médico-social. Comme tout métier, une formation et une qualification est plus que nécessaire, avant même d’arriver sur le terrain, pour toutes les raisons citées plus haut. Il n’est pas donné à tout le monde d’être médiateur transculturel, car c’est l’histoire de chacun qui suscite en soi une envie et un désir d’aller plus loin afin de devenir un médiateur de la paix. Après une décennie passée à observer et à expérimenter, j’ai pris conscience que la médiation interculturelle est LE maillon qui manque, aujourd’hui, à l’accompagnement, à l’intégration et la socialisation des migrants de France. C’est celui qui peut rendre la Rencontre de l’Autre, la Rencontre avec l’Autre, plus que vivante !
Anamiga Joseph, médiatrice interculturelle et enseignante à l’Inalco
[1] H. Borie, V. Giacolome, A. Duque, I. Richemond, « D’une langue à l’autre », Les Cahiers de Rhizome. Santé mentale & précarité, n° 55, L’Interprétariat en santé mentale, février 2015, pp. 70-75.
[2] L. Wolmark, A. Nguyen, M. Cossart, « Le rire de l’interprète ». ibid., pp. 61-69.
[3] S. Bouznah, C. Lewertowski, Quand les esprits viennent aux médecins. 7 récits pour soigner, In Press, 2013, p. 151.