Médecin généraliste fraîchement arrivée au Centre Primo Levi, je me suis trouvée démunie face à ces nouveaux patients que je n’avais pas appris à soigner. Un jour, j’ai entendu un de mes collègues psychologue dire « quand un nouveau patient arrive, c’est un corps déshabité du plaisir de penser qui entre ». Cette parole, associée à celle de ma collègue kinésithérapeute qui évoquait une « carapace de résistance », m’a amenée à penser que le corps pouvait transmettre ? refléter ? l’état psychique d’une personne. J’ai alors décidé de soigner mes patients porteurs de séquelles psychiques des violences et tortures à partir de leur corps : en les touchant.
Les symptômes du stress post-traumatique dont souffrent les patients sont liés à leur mémoire traumatique. L’hypervigilance – un état d’alerte corporel et d’angoisse permanent qui rigidifie physiquement et psychologiquement la personne en la privant de sa présence au monde – les enserre en permanence. Les intrusions de la pensée se retrouvent dans les reviviscences de scènes traumatiques ainsi que dans les cauchemars, les situations susceptibles de les déclencher sont évitées. Un humain n’est pas fait pour vivre des violences extrêmes, qu’il en soit victime ou témoin. Le risque imminent est celui de mort intrinsèque par une réponse émotionnelle non contrôlée qui produit des quantités excessives de neuromédiateurs et d’hormones potentiellement mortels. La survie de l’organisme est alors assurée par la dissociation traumatique qui opère au prix de la production de neuromédiateurs hyperpuissants qui coupent la fibre sensible et anesthésient toutes les émotions instantanément. Ceux-ci empêchent les mécanismes d’intégration et de mémorisation normaux de tels évènements. Ainsi demeure une mémoire émotionnelle post-traumatique non intégrée qui peut se déclencher n’importe quand, provoquant des états dissociatifs qui se répètent et perdurent. Et cette dissociation agit en coupant des liens multiples : entre les pensées, entre des perceptions et des pensées ; et aussi des liens perceptifs entre différentes parties du corps amenant à une perte du sentiment d’unité et d’individualité.
Le médecin généraliste recherche des signes pour poser un diagnostic. Le corps dont il est question ici est l’organisme, un ensemble vivant complexe d’organes interconnectés. Celui-ci maintient son homéostasie notamment grâce au système nerveux autonome qui innerve abondamment les organes et renseigne ainsi le système nerveux central en particulier sur notre niveau de sécurité. Toute cette régulation en permanence à l’œuvre, échappe naturellement à notre conscience. Et ce n’est que lorsque les informations émanant des organes périphériques atteignent un certain seuil émotionnel que nous en sommes conscients. Autrement dit, c’est lorsqu’il ne va pas que notre corps se manifeste à notre conscience (la santé, c’est le silence des organes). Habituellement, sans le savoir, nous vivons éloignés de notre propre corps avec lequel nous entretenons un rapport restreint, fonctionnel qui lui confère un statut d’un corps objet. Rarement nous habitons notre corps, rarement nous sommes notre corps.
Plus que tout un chacun, les patients au Centre Primo Levi vivent éloignés d’eux-mêmes et de leur corps. Ils ne se ressentent pas. Et cette manière d’exil – bien qu’ « insue » – n’est pas la moindre de leur souffrance. Elle laisse leur corps aux seules douleurs chroniques séquellaires des violences subies et aux autres marques de sévices, indices de rappel qui n’ont de cesse de les ramener vers la scène traumatique.
Mais la puissance du vivant qui, je me plais à le penser est particulièrement prégnante chez ces personnes survivantes, se révèle dans un lieu de soi, en soi, sauvage et invulnérable qui n’a pas été atteint par les ravages de la torture. Ce lieu du for intime est accessible grâce au toucher de relation qui permet d’entrer en contact non pas seulement avec le corps et ses tissus mais avec la personne. Il comble la distance aussi bien entre l’individu et son propre corps qu’entre le patient et le thérapeute. Il amène à la perception d’une présence à soi conscientisée et incarnée. C’est le toucher utilisé en psycho-pédagogie perceptive selon la méthode de Danis Bois[1]. L’interlocuteur dans le corps sont les fascias (membranes fibro-élastiques qui enveloppent et relient les structures anatomiques tout en transportant des informations) et plus exactement un mouvement perçu par le thérapeute et perceptible par le patient qui anime les fascias. Il est purement subjectif, invisible et ne crée pas de déplacement. C’est le mouvement interne. Ce toucher n’est plus analytique – à la recherche de signes – mais il est attentif, respectueux, relationnel et peut révéler à quel point le corps des patients a soif d’être touché avec bienveillance malgré la crainte du contact.
Les fascias représentent l’organe le plus vaste du corps. Ils sont ubiquitaires, entourant chaque organe (peau, muscles, os, viscères) et les reliant entre eux de haut en bas, de la superficie à la profondeur. Ils créent un continuum, socle de notre sentiment d’unité d’individu. Ce sont les fascias qui confèrent au corps sa forme et qui permettent aux différentes structures anatomiques de glisser les unes sur les autres lors des mouvements volontaires et involontaires. Ils sont très richement innervés et sont par excellence un organe qui véhicule de l’information.
Alors le corps peut être un levier thérapeutique pour atténuer et soigner les effets de la violence politique. Qu’il s’agisse des effets biochimiques du stress sur la santé ou des douleurs chroniques ; de l’hypervigilance ou de la perte de la confiance en l’autre comme en soi.
Le patient et le fasciathérapeute cheminent ensemble grâce au cadre extra quotidien que ménage le thérapeute (intention, attention aux changements dans le corps, lenteur de la gestuelle) et qui donne accès à des perceptions non accessibles dans des conditions ordinaires.
Chaque protagoniste fait la moitié du chemin. C’est le corps du patient qui trouve la solution dans le sens où je n’exerce pas une force extérieure pour agir sur le patient, ce qui me parait souhaitable pour ces personnes qui ont été si malmenées, transformées en objets par les bourreaux.
Une séance de thérapie manuelle agit sur trois niveaux concomitamment.
D’une part, elle régule tous les grands systèmes de notre organisme : nerveux autonome, neuro vasculaire, neuro endocrinien et immunitaire, tous hypersollicités et mis à mal par les effets de la torture et le stress chronique. Elle apaise leur emballement et procure une détente physique et psychique. Elle agit aussi sur les séquelles physiques des violences. Les coups uniques ou répétés ainsi que d’autres sévices peuvent laisser des lésions après guérison, des douleurs séquellaires qui ne sont objectivées par aucune imagerie ni aucun examen complémentaire. Il peut s’agir d’étirements des fascias, de micro cals vicieux, d’entrappements vasculo-nerveux qui engendrent des douleurs chroniques. En traitement manuel, on peut identifier des restrictions de mouvement dans les tissus, des modifications de la consistance de la matière du corps qui renseignent sur ces douleurs séquellaires et leur vécu. Dans un même geste, la main qui touche perçoit et sollicite les ressources du corps qui recèlent une force interne d’auto régulation. La main soulage enfin des douleurs séquellaires qui ne demeurent pas immuables.
D’autre part, ce toucher offre une expérience perceptive de soi. Il s’adresse à la peau psychique, concerne la personne et l’implique. Attentif à la demande silencieuse du corps, il comble la distance entre la personne et son corps tout autant qu’entre la personne et le thérapeute qui la touche. Les perceptions qui émanent alors de son propre corps sont inédites. Elles ne sont pas accessibles dans des conditions ordinaires et quotidiennes de perception. Pendant la séance de traitement manuel, le guidage verbal de l’attention sur ce qui se donne chemin faisant dans le territoire du corps, amène à la conscience des sensations, des perceptions qui alimentent le rapport de la personne à elle-même (le corps du thérapeute fait caisse de résonance à ce qui se déploie dans le corps de son patient mais chacun le vit avec sa propre singularité). Ces nouvelles informations ouvrent à d’autres vécus émanant de son corps, apportant de la nouveauté, de la diversité et des nuances là où dominaient les douleurs et la peur. Ce peut être, par exemple, une chaleur réconfortante, une qualité de silence reposant, une sensation de légèreté, un sentiment d’espace, d’ouverture, de paix…
En outre, au fur et à mesure des prises manuelles, les émotions de terreur et d’effroi inscrites dans le corps – via les fascias – provoquant immobilité et « imperceptions » sont remises en mouvement, ramenant une conscience perceptive dans cette zone qui sort alors de l’oubli et de l’insu. Récupérer de la sorte une partie de soi rend plus vivant. Progressivement, des liens perceptifs se retissent, reconstituant une unité somato-psychique qui fait front à la dissociation psycho-traumatique.
Sur le plan cognitif, l’attention de ces patients – très labile notamment en raison des reviviscences qui les soustraient du présent – s’améliore progressivement également. La motivation immanente inhérente à ce toucher qui concerne la personne et l’implique ancre sa présence dans l’ici et maintenant, dans ce qui est en train de se dérouler dans son corps. Des séances répétées réduisent les troubles cognitifs (attention, concentration et mémoire) dont elle pâtit.
Grace à ces séances la personne habite à nouveau son corps, comme en témoigne cette jeune fille érythréenne. Elle s’était présentée au Centre Primo Levi émaciée, vêtue de noir, triste, repliée sur elle-même, la tête et l’œil bas. Dans sa chambre d’hôtel, elle avait masqué les fenêtres avec des journaux. Après quelques séances elle témoigne de ce qu’elle a ressenti : « l’autre jour, je marchais dans la rue et j’ai senti mon bassin. Mes jambes y étaient solidement ancrées et là j’ai pensé que je pouvais aller où je voulais dans ma vie ».
Agnès Afnaïm, médecin généraliste