En préambule, on doit réaffirmer le constat édifiant de ces dix dernières années, que les routes de l’exil sont désormais tout aussi éprouvantes que les raisons qui les ont fait prendre. Ces observations ne doivent pas être perçues comme simples « catastrophes naturelles » et sont à penser au regard des politiques nationales et européennes de ces trente dernières années en termes d’asile et de migration. De même, les mesures restrictives d’accès aux droits comme la mise en place de la procédure « Dublin » créent depuis longtemps des couloirs de l’asile qui n’ont rien de corridors humanitaires. Ces dispositifs juridiques, loin d’être neutres, créent des migrations flottantes voire des mises en situation d’errance, au cœur de l’Europe. Les mots d’Atiq Rahimi « L’exil c’est d’avoir un pied perdu sur terre, l’autre suspendu en l’air[1] » ne me semblent jamais autant avoir pris leur sens réel et non plus métaphorique que dans cette situation. Cette carence de l’accueil qui parfois se prolonge des années n’est pas sans empêcher tout le « travail » psychique, intime qu’implique l’exil.
En premier lieu, l’exil, et cela quel qu’en soit la cause, n’est pas seulement l’autre nom du refuge, du déracinement géographique ou de cette errance causée par nos politiques. La perte y est au premier plan. Et si c’est d’abord celle du pays natal, c’est aussi celle de la sécurité, la famille, la culture, la langue, la profession, les rêves, et pour tous ceux expropriés pour ne pas dire parfois déportés, la maîtrise de leur propre destin. Le caractère incommensurable de ces pertes fait affront à l’idée que le deuil de ce qu’elles impliquent puisse être un « travail » (terme que Freud ne reprend pas à son compte) tant c’est le sujet à son insu qui est traversé psychiquement, intimement même physiquement par ces pertes. En effet, alors que celles-ci s’égrènent généralement longtemps avant le départ, leur expérience subjective ne débute quant à elle que longtemps après leur arrivée en terre d’asile. Cela n’est pas seulement imputable au processus de deuil lui-même, parcours long et complexe. Il faut avouer que l’urgence de la situation à l’arrivée ainsi que les conditions d’accueil peuvent différer ce processus interne pourtant nécessaire pour remettre en mouvement le désir.
Pour nombre d’exilés, en effet, la nostalgie peut être au premier plan. Et malgré les violences subies, pour certains de nos patients, l’idéalisation du passé peut venir remplacer un présent incertain. La nostalgie se fait souvent réponse à la honte, au sentiment de disqualification, perte du statut encouru par l’exil et au caractère exorbitant de l’obligation de recommencer une vie de zéro, abîme sans fond. Le réfugié peut se maintenir dans une bulle imaginaire, un monde passé d’avant la fuite parfois survalorisée, une nostalgie statuaire, un monde fait d’impressions ineffables ou indicibles qu’on ne retrouverait plus. On peut y distinguer certains traits évoquant la mélancolie où il n’y a pas seulement dans cet imaginaire retrouvailles avec l’objet perdu, mais parfois identification à cet objet perdu. Je me rappelle un patient sri lankais me décrivant, les premiers temps, des impressions de son pays et de son passé sans contraste, empreintes de merveilleux, sorte d’Eden originel où les liens aux autres sont racontés de manière idéalisée, sans conflictualité. Chez lui, même la guerre n’était appréhendée que comme récit épique où étaient faits fi des affects négatifs alors même que cette guerre lui avait valu de nombreuses violences et souffrances.
L’exilé est en deuil non pas d’un objet mais de quelque chose de rebelle à toute signification. Le perdu a emprisonné toute la libido, le désir. C’est en ce sens que l’on peut comprendre le mot d’Ovide : « L’exil, c’est laisser son corps derrière soi ». Et la tristesse peut être l’objet auquel il s’attache. La douleur elle-même, qui par le terme grec d’algos est consubstantielle à la nostalgie, peut être un moyen de récupérer par ailleurs une jouissance perdue. La mémoire douloureuse devient ainsi le refuge de ceux qui n’en ont plus.
Ces mouvements psychiques liés à la perte dans l’exil peuvent passer souvent par le déni de ces pertes elles-mêmes, puis par le sentiment d’injustice, de colère, par la détresse, la tristesse puis généralement par l’ouverture et la disponibilité à autre chose. Ils connaissent de nombreux allers retours et peuvent s’inscrire sur de nombreuses années, revêtant de ce fait un caractère éminemment épuisant psychiquement. Ces mouvements constituent indéniablement un travail important dans l’accompagnement de nos patients au-delà des traumatismes subis. Mais, en somme, tout exilé peut faire l’épreuve de ces difficultés.
Si chacun s’accorde à penser que les difficultés économiques ne sont pas sans rapport avec la guerre et l’urgence et que la dimension de contrainte est devenue une composante quasi inhérente à de nombreux phénomènes de mobilité, il est toutefois important en tant que clinicien d’affirmer la particularité de l’expérience subjective rapportée par les personnes que nous recevons au Centre Primo Levi. Pour nos patients victimes de violences politiques, la question du choix du départ, comme celle de son urgence, n’est pas posée tant pour nombre d’entre eux. Il est la conséquence directe d’une politique de persécution. Edward Saïd rappelle que l’exil est issu le plus généralement d’une politique d’ostracisme et n’est pas une figure accidentelle. On ne mesure jamais assez à quel point nos patients sont frappés, au nom même de leur existence, de leur appartenance communautaire, religieuse ou politique. On est ramené ici à la notion d’exil dans son étymologie, ex-il, impliquant l’expulsion. Le premier modèle est celui d’Ovide (43 av. J-C-18 ap. J-C) : « C’est uniquement parce que mes regards sans le savoir d’avance ont vu un crime que je suis frappé. Ma faute est d’avoir eu des yeux[2] ». L’histoire d’Ovide rappelle que l’exil pouvait être considéré pour ceux qui l’imposent comme pour ceux qui le subissent tel un châtiment pire que la mort. Pendant des siècles la perte du sol était perçue comme la douleur la plus épouvantable, l’absolu du malheur, une prison sans murs. L’exil n’est plus un « hors-soi » comme on le disait auparavant mais aussi un « hors-lieu », qui n’est pas sans rappeler ces espaces extraterritoriaux, ces couloirs de l’asile où ils ont l’impression parfois d’être maintenus. Ces espaces protéiformes, camps de réfugiés, centres de rétention, centres de transit, routes des contrebandiers, zones d’attente, mises à l’abri, sont autant de lieux où ils se sentent à la limite du continent humain. Ces « hors-lieux » font écho à « ce nulle part », comme nous le rappelait à notre colloque récemment Alexis Nouss, auquel ils sont renvoyés, faisant référence à la Méditerranée.
Si la première expérience de déliaison est liée au traumatisme associé à la violence politique par la dés-humanisation qu’elle provoque, la seconde est liée à l’exil par l’incommensurabilité des pertes qu’elle implique où le sujet est alors arraché à sa « domiciliation existentielle ». Mais nous devons en penser une troisième conséquence, de la rencontre de ces deux expériences.
La phase de la nostalgie semble une évidence tant le terme semble attaché au registre de la perte convoquée chez chaque exilé. Pourtant, pour certains patients de Primo Levi, l’arrivée n’est point paradis perdu. Le pays d’origine n’est pas seulement pour eux le pays que l’on a quitté à son corps défendant. Il n’est pas non plus celui qui n’aurait pas tenu ses promesses économiques. Plus encore, il est celui qui, par ses violences, a piétiné toutes les certitudes, les vérités, les mythes, les fictions nécessaires à chacun pour habiter son monde. Les aspects archaïques de mort, d’angoisse, de haine qui s’y rapportent alors et auxquels ces situations de perte sont associées limitent toute approche de ces dernières. Il n’y a souvent d’abord que rejet, disqualification, trahison et haine à l’endroit du pays. La dépréciation de l’objet perdu, du pays, toute légitime au regard des violences subies, va permettre aussi contradictoirement de se protéger des effets intolérables et contradictoires ressentis vis-à-vis des pertes. Ainsi, leur dimension profonde, mais aussi le fait que le retour est impossible, pourront rester longtemps masqués par le sentiment que les seuls problèmes résident dans les carences de l’accueil. Ce sont sur elles que sont projetées toutes les déceptions autant que les espoirs. Mais le deuil fera insensiblement et de manière souterraine son œuvre. L’ambivalence des mouvements psychiques qui apparaîtront par ailleurs avec les affects de destructivité qui peuvent y être associés, vont rendre souvent la situation délicate pour les accompagnants. Les difficiles conditions d’accueil rendent le travail précaire, mettent à mal ces équipes qui les suivent dans leur capacité à repérer les effets propres à l’exil et à les accompagner au mieux dans ce sens. La compréhension de ces enjeux, comme celui du refus de la perte (dont la demande que « quelqu’un paye » n’en est que le signe), aiderait parfois à accompagner ces moments difficiles autrement que par le conflit, la sanction ou la rupture de suivi.
A ces évocations, on se situe loin de la figure de l’exilé laissé par l’image de l’homme aux semelles de vent de Rimbaud ou du choix de Koudelka qui se lance dans l’aventure photographique de l’exil juste après l’invasion de Prague. Ne pas souscrire d’emblée au discours qui fait de l’exilé un synonyme de l’existence et de l’ouverture, de même que l’homme arraché à son Eden maternel, passerait de la nature à la culture, c’est démystifier l’exil comme simple passage transitoire où sa radicalité serait récusée. Mais, si l’expérience décrite par nos patients modère cette image, il nous faut pourtant reconnaitre incontestablement – derrière la pâle expression « demandeur d’asile » – leur détermination et leur courage. Ce dernier n’est pas seulement celui qui leur a fallu tout au long de leur parcours, mais aussi celui pour survivre à ces pertes et pour s’accrocher à cet avenir qu’il nous reste à construire avec eux.
Jacky Roptin, psychologue clinicien au centre de soins Primo Levi
Source : Mémoires n°72
[1] La Ballade du calame. Portrait intime.
[2] Les tristes et Les pontiques