D’une politique institutionnelle de soin

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L’institution est le lieu du politique où se déploient des dispositifs de pouvoir-savoir organisant les liens du collectif soignant. Ceux-là sont « des stratégies de rapport de force supportant des types de savoirs, et supportés par eux ; [plus précisément, ils sont] le réseau qu’on établit entre ces éléments »[1]. Un enjeu majeur consistera à ne pas nourrir les « grands clivages dans ce qu’on pourrait appeler l’appropriation sociale des discours […] avec les savoirs et les pouvoirs qu’ils emportent avec eux »[2]. Sans jamais perdre de vue leurs « conditions extérieures de possibilité »[3] plutôt que de s’égarer dans la recherche d’une vérité cachée en son cœur ou d’une origine mystérieuse du sujet.

Passants du collectif

Est-ce un paradoxe de vouloir côtoyer la singularité de chacun, en mettant en place des systèmes collectifs ? Pourtant, c’est à leur intersection que se noue le collectif. Surtout son efficacité se situe dans la dimension du passage d’un lieu à l’autre, d’un soignant à l’autre, d’un discours à l’autre. Ces derniers « doivent être traités comme des pratiques discontinues qui se croisent, se jouxtent parfois, mais aussi bien s’ignorent et s’excluent »[4]. Dans notre clinique, nous devons d’autant moins ignorer la part de violence faite aux situations que ces discours leur imposent.

Lesdits migrants savent, eux, combien le mouvement est vital. Professionnellement, doit-on les capter et du même coup les morceler transférentiellement, en privilégiant une hiérarchie des savoirs et donc des statuts ?

Ne sommes-nous pas en train de sous-estimer les effets de la violence politique et surtout la résurgence de défenses archaïques qui pourtant se montrent dans une symptomatologie d’allure psychotique ? Face à la démolition subjective, afin de recoller les morceaux, pour qu’ils ne soient plus seulement reflets dans un miroir brisé, une constellation de soignants n’est pas de trop !

D’ailleurs la dissociation, si souvent invoquée, pourrait nous inciter à penser en termes dialectiques entre la partie et le tout. Ces parties du corps élues par le bourreau, misérable écho d’une élection première dans le regard de la mère, tendent à occuper la place de l’objet « petit a », soit l’objet cause du désir. Ce lieu du corps, privilégié par les attentions maternelles, fonde une érotologie subjective qui se retrouve encapsulée dans une chronicité douloureuse, c’est-à-dire un temps scandé par la douleur. La souffrance des « entours » entretenue par le désaccueil institutionnel continue d’abîmer le tout, ce mirage narcissique qui nous représente face aux autres. Sans l’articulation permanente entre cette image et cet objet, entre la plénitude et le manque, le patient devient un objet d’échange qui répond aux demandes des professionnels. Il continue d’être un sujet qui « n’est nulle part », tel le schizophrène dissocié décrit par Bleuler[5]. La première démarche va donc consister à « retisser une sorte d’espace personnel qui sera plus ou moins bien habité par lui. Et c’est seulement à ce moment-là qu’on pourra véritablement s’adresser à lui dans une dimension d’existence, dans une dimension d’historial. »[6]

Des liens qui font lieu

Dès sa création, il est donc nécessaire de penser la place, la fonction, le rôle de chaque professionnel en tant qu’élément dont les liens fondent le collectif. Cette structure ne peut tenir que par l’incarnation d’une fonction qui autorise la circulation de la parole pour co-construire des espaces cliniques au croisement du quotidien et de l’Histoire. En n’oubliant jamais que « le discours […est] ce pour quoi, ce par quoi, on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer »[7].

L’institution fondée sur la répétition programmée des rencontres peut permettre d’approcher ce qui insiste chez chacun. Car « ce qui se répète, en effet, est toujours quelque chose qui se produit […] comme au hasard. »[8] Cependant cette polyphonie discursive peut virer à la cacophonie sans chef d’orchestre. « Sans analyse institutionnelle, la psychothérapie institutionnelle parfois entreprise est toujours automatiquement et systématiquement détruite »[9]. Par exemple tel groupe d’écriture, s’il n’est pas pensé comme participant des transferts sur l’institution, ne survivra pas longtemps.

La psychothérapie institutionnelle se réfère au transfert sur ces liens qui font lieu. Ainsi la salle d’attente, le bureau des accueillantes figurent déjà « l’Autre scène » où les corps parlants commencent à se situer, portés par une Adresse. Ils tiennent lieu d’espaces transitionnels. « La fonction accueil […] doit instaurer la possibilité d’un certain jeu. Ce jeu consiste à tenir compte d’un vide, celui qui permet un agencement institutionnel […] où il y ait du hasard. Car l’efficace est la rencontre […] tissée de hasard et de réel. »[10] Comme le rappelle Lacan, « la fonction de la tuché, du réel comme rencontre […] en tant qu’elle peut être manquée […], s’est d’abord présentée dans l’histoire de la psychanalyse sous « la » forme […] du traumatisme »[11]. Primo Levi lui-même invoque la chance comme un élément déterminant dans la fabrique des rencontres salvatrices[12]. Nous abordons des questions paradoxales : comment programmer le hasard ? Être au plus proche d’autrui tout en respectant son opacité ? En quelque sorte, comment faire partie de son paysage et poser un diagnostic de paysage ?[13]

D’une clinique exposée à la perversion

Dans cette clinique de l’effroi et de la honte, les représentations du pouvoir se sont réduites à des figures de la toute puissance. La difficulté de la plupart des patients à restaurer « l’Autre garant de la bonne foi »[14] appelle le recours à un « nous institutionnel » fondé sur une « pluralité des langues transférentielles ». Car si le traumatisme « désérotise », rivant le sujet à son corps, paralysant la scène fantasmatique, c’est bien sur le terreau du collectif que pourront à nouveau émerger les mouvements du désir. A minima la dimension éthique s’impose ; « c’est-à-dire un “tenir compte” du désir de l’autre et de la juste mesure entre le désir et l’action. Ce qui n’est possible que s’il y a constamment une “fonction humour”. S’il n’y a pas d’humour, il n’y a pas de hasard, il n’y a pas de liberté et on rejoint très vite le côté “représentatif” le plus général »[15]. D’autant qu’entre les éléments qui constituent le collectif, les liens de causalité idéale ont leurs limites, d’où la nécessité « d’introduire l’aléa comme catégorie dans la production des événements. »[16]

Le collectif serait une sorte de filet dont les cordes sont les soignants ; pour distinguer ce qu’ils pêchent, il leur faut une Pénélope qui tire ou au contraire lâche du mou.  La réunion de synthèse serait un temps privilégié, de mise en commun des bouts de tissu contre-transférentiel, patchwork qui tente d’envelopper l’obscène passivation dont nos patients sont encore l’objet. À la manière d’un tableau impressionniste où chaque tâche singulière n’accède à la représentation qu’à partir d’une certaine perspective commune.

J’insiste, notre pratique clinique se heurte à l’intentionnalité malveillante, au principe de leur démolition, à la volonté perverse de les désubjectiver. Car la cible véritable du pervers est « au-delà de la personne matérielle, […] d’attaquer la dignité ou l’humanité essentielle d’autrui […] ; et [celui-ci]est détruit quand [ces abstractions éthiques] sont gravement lésées »[17].Sans oublier « que la perversité exploite par définition la vulnérabilité d’autrui »[18]. Cette disposition extrinsèque symétrique implique leur co-définition. Tel moment de fragilisation institutionnelle risquera d’entraîner ainsi une rigidification des rôles : les soi-disants « solides » auront besoin de s’étayer sur des patients de plus en plus « liquides ».[19] Cependant « on doit distinguer une institution perverse (les camps de … au nom de sinistre mémoire, qui prolifèrent de par le monde) et une institution dysfonctionnelle “traversée d’effets pervers“ »[20].

Lors des formations ou des supervisions d’équipe, les intervenants « sociaux-thérapeutiques » ne cessent de témoigner de leur souffrance. En effet, leurs missions d’accueil et de suivi sont sous l’emprise d’une logique managériale qui se conjugue à une objectivation administrative des sujets demandeurs d’Asile, subvertissant toute éthique. Par exemple, la charge « d’ambassadeur du symbolique » dévolue au « chef de service » est régulièrement attaquée, quand on ne cesse de multiplier ses missions au gré des appels d’offres gouvernementaux. Cette conjoncture contamine tous les “espaces du dire” qui nourrissent les mythes institutionnels. Comment continuer d’écouter si nos tâches ne nous font plus rêver ?

La torture et la violence politique visent à l’effacement du nom. D’une part, sur le versant de la disparition du sujet, qui ne se reconnaît plus. D’autre part, il perd, en quelque sorte, la possibilité de pouvoir dire « non ». Avoir nommer le centre de soins Primo Levi témoigne de notre engagement à se souvenir pour pouvoir à nouveau refouler, à tenter de nous tenir comme des Nebenmensch[21], des êtres proches pour ceux qu’on a traités comme des Untermensch[22], des sous-hommes.

Eric Sandlarz, psychologue clinicien au Centre Primo Levi


[1] AGAMBEN, G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages poche, Éditions Payot & Rivage, Paris, 2014.

[2] FOUCAULT, M., L’ordre du discours, NRF, Gallimard, Paris, 1971, p. 45.

[3] FOUCAULT, M., Ibid., op. cit., p. 55.

[4] FOUCAULT, M., Ibid., op. cit., p. 54-55.

[5] Bleuler,E., Dementia praecox ou Groupe des schizophrénies, GREC/EPEL, 2001, coll. « École lacanienne de psychanalyse »

[6] OURY, J. in SCHOTTE, J. (ed.), Le contact, De Boeck-Wesmael s.a., 4ème édition, expérimentale, Bruxelles, 1990, p. 28-29.

[7] FOUCAULT, M., Ibid., op. cit., p 12.

[8] LACAN, J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Séminaire Livre XI. Éditions du Seuil, Paris, 1973, p. 54.

[9] OURY, J., GUATTARI, F., TOSQUELLES, F., Pratique de l’institutionnel et politique, Matrice Éditions, 1985, p. 89.

[10] OURY, J.,  in SCHOTTE, J. (ed.), Le contact, op. cit., p. 31.

[11] LACAN, J., Ibid., op. cit., p. 54.

[12] LEVI, P., Si c’est un homme, Presses Pocket, Paris, 1988, p.214

[13] OURY, J., Séminaire de Sainte-Anne. Le collectif. Cahier n°1 – 4ème année, Éditions du Scarabée, Paris, 1986, p. 33.

[14] LACAN, J., Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 525.

[15] OURY, J., Ibid., op. cit., p. 35

[16] FOUCAULT, M., Ibid., op. cit., p. 61.

[17] CASTEL, P.-H., Pervers, analyse d’un concept suivi de Sade à Rome, Ithaque, Montreuil, 2014, p. 51. LEVI, P., Les rescapés et les naufragés. Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, Paris, 1989, p.44 : “[…] tous ceux qui, d’une façon quelconque, font tort à autrui, sont coupables, non seulement du mal qu’ils commettent, mais encore du pervertissement auquel ils conduisent l’âme des offensés”.

[18] CASTEL, P.-H., Ibid., op. cit., p. 23.

[19] BAUMAN, Z.,L’amour liquide: de la fragilité des liens entre les hommes, Fayard, p.

[20] CASTEL, P.-H., Ibid., op. cit., p. 62.

[21] Terme utilisé par Freud in La naissance de la psychanalyse : lettres a Wilhelm Fliess notes et plans 1887 bis 1902, pour désigner l’être proche.

[22]. Terme utilisé par les nazis pour décrire des « personnes inférieures » non-aryennes.