Entretien avec Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz, cinéastes, sur les choix qu’ils effectuent lorsqu’ils tournent un documentaire ou une fiction.
En tant qu’auteurs et réalisateurs, de quoi témoignez-vous ?
Elisabeth Perceval : Tout dépend s’il s’agit d’un documentaire ou d’un film de fiction. Avec le documentaire, nous entrons dans un espace que nous ne connaissons pas, avec des personnes que nous cherchons à rencontrer. Pour nous, c’est un témoignage à hauteur d’hommes, parcellaire, fragmenté, avec un travail de mémoire très différent de celui de l’historien. Nous cherchons surtout à passer du temps ensemble, à rire ensemble, à échanger. Notre travail de cinéastes est engagé dans la question de la sensibilité à l’autre.
Une fiction, c’est une reconstitution. Cela se fait environ sur deux ans. Pour le film La blessure, nous sommes allés dans différents lieux d’accueil pour rencontrer des primo-arrivants. Nous avons vu 100, 200 personnes avant de commencer à écrire un scénario à partir de l’ensemble des témoignages recueillis. Pour nous qui voulions travailler sur ces lieux qui ne sont jamais montrés, comme la zone d’attente de Roissy, nous demandions à chacun de nous décrire les locaux et les souvenirs qu’ils en avaient. Petit à petit se dessine la réalité de cet espace, des gestes, du temps qui passe. Nous construisons une scène à partir de la façon dont nous, qui avons reçu ces paroles, ressentons les choses tout en tenant compte de la manière dont nous bougeons au sein de cet environnement.
Dans La Blessure, j’avais choisi de travailler à partir du monologue pour que les personnes puissent prendre la parole. La douleur peut ainsi se dire grâce au temps et à l’écoute. Il s’agissait donc pour les personnages de pouvoir dire les violences subies, mais dans un apaisement où naissait la conscience de ce qui se passait. Le monologue est une parole dans laquelle la personne violentée se relève et retrouve toute sa force.
Nicolas Klotz : Il y a aussi la question de l’image. La manière dont nous avons filmé les personnes dans L’héroïque lande et le temps que nous avons pris avec elles est une méthode de travail que nous développions depuis une vingtaine d’années. « Faire des images », ce n’est pas un métier. Etre financé par la télévision pour aller filmer dans la jungle, donne toujours les mêmes images, qui servent juste de supports visuels pour les commentaires des éditorialistes. Aucun réel rapport ne peut s’installer entre la jungle, les habitants de la jungle et les téléspectateurs.
Quand nous réunissions des matériaux pour le scénario de La Blessure, pendant qu’Elisabeth échangeait avec un homme ou une femme venue d’Afrique, je prenais mon temps pour demander l’autorisation de filmer leurs corps. Ce qui a posé un des parti pris du film, d’utiliser des plans fixes. Ce n’est qu’après les avoir rencontré plusieurs fois, que j’ai pu filmer leurs visages. Une fois que la confiance était là. Et cette confiance permet de capter le visage, un regard, un corps, offerts au film, en train de s’imaginer, puis de se tourner.
Le cinéma permet de filmer des gens du commun qui ne sont ni des porte-paroles, ni des héros au sens médiatique. Leurs mots ne sont pas travaillés. Dans la jungle, par exemple, avec les militants habitués à communiquer, on a vite l’impression d’avoir entendu 1000 fois leur discours. Ce n’est pas ce qui nous intéresse. A aucun moment nous ne demandions de témoigner. Nous passions du temps avec des personnes, nous vivions en quelque sorte avec eux, et petit à petit, le film s’est fait avec elles.
EP : « Aller vers », c’est ce qui fait la différence entre être observateur et être dans l’expérience de la rencontre de l’autre. C’est aussi nous-mêmes que nous allions rencontrer. Je ne vois pas comment il est possible de faire la connaissance de quelqu’un sans faire un parcours sur soi. En tant que cinéastes, comment accueillir l’autre dans une image ? Nous avons choisi le plan fixe car c’est un cadre dans lequel on accueille, et c’est la personne qui décide quand elle en sort ou y revient. Il s’agit de faire confiance à notre improvisation et d’être dans une disponibilité. Une fois un rapport de confiance établi, les rencontres se nourrissent.
NK : Dans la Jungle, nous avons vite compris que le système médiatique cherchait à légitimer des politiques anti-migrants au sein de l’opinion publique. « Filmer des conditions indignes » sans jamais se rendre compte de ce qui se passait réellement. Une ville se construisait, avec un avenir, des idées, des modes de vie qu’ils inventaient sur place. Les caméras du formatage médiatique n’ont évidemment pas eu accès à cette vie. Ce qu’elles filmaient, c’était le discours officiel qui légitime la destruction de la jungle. Le « réel » est notre seul chemin. Pas les discours. Et ces images-là, il faut aller les chercher car elles ne s’offrent pas comme ça.
Comment montrer cette réalité ?
EP : Quand la police déshabille une femme pour voir si elle n’a pas de drogue, quelle position prendre ? C’est très important de pouvoir en discuter en amont car il s’agit de ne surtout pas rendre visible au spectateur l’humiliation vécue. L’enjeu, c’est de pouvoir transmettre la violence que cela représente pour la personne, sans pour autant jouer avec le spectateur sur ce côté voyeuriste. Nous avons donc choisi un plan où les regards se portent vers un endroit qui ne montre pas la scène mais où l’on entend une personne qui dit « enlève ta culotte », « baisse-toi », « tousse ». C’est entendu de l’extérieur et c’est suffisamment violent pour témoigner. Nous utilisons un hors-champ qui entre dans la perception du spectateur, parce qu’il entend. Il est très important de savoir quelle position éthique prendre face à des scènes de violence, surtout quand il y a de l’humiliation. Dans le cinéma engagé, il est important de poser un regard constructif sur des situations qui ne pourraient n’être que désespérantes. Quand une personne témoigne, il n’est pas nécessaire de lui demander des preuves, qu’il montre ses cicatrices par exemple. Qu’est-ce que cela apporte ? Quand les témoins parlent librement, tout le corps parle ! Les positions expriment tellement qu’il est inutile d’aller plus loin, ou alors nous entrons dans une forme de voyeurisme. Pour nous, la douleur n’est pas un spectacle.
Ce parti pris se retrouve-t-il au niveau du montage ?
NK : Dans L’héroïque lande, l’idée n’était pas tant de diffuser des témoignages que de filmer au jour le jour ce qui se passait. Nous rendions visite chaque jour à une vingtaine de personnes, en plus des rencontres liées au hasard. Au montage, nous nous sommes rendu compte que nous étions en train de filmer la naissance d’une nation.
Au début, le film durait 4h30, des choix ont dû être faits. C’est lorsque le film prend sa propre autonomie que nous pouvons voir là où l’énergie se déplace, s’interrompt, cesse de circuler. Ce sont des choix à la fois artistiques et de sens. Par exemple au niveau du son, nous voulions trouver une musique classique sur la manifestation de migrants dans la jungle. Nous avons pensé à Bach, sauf qu’il y a chez Bach une dimension catholique. Alors nous avons essayé avec Brahms. A la première projection, nous nous sommes dit que Brahms fonctionnait bien sur la marche des migrants, mais pas sur la police. Alors nous avons décidé de saboter Brahms avec un mauvais vent au moment de l’arrivée des employés de la préfecture et de la police. Parce que ce mauvais vent qu’ils apportaient, c’était la destruction de la jungle. Les choix se construisent ainsi de manière sensible. C’est la différence entre le cinéma et le journalisme.
L’espoir du témoin, c’est d’être entendu. Avez-vous l’impression d’être entendus quand vous faites ces films ?
EP : Nous organisons souvent des débats à la fin des projections et beaucoup de spectateurs rapportent avoir été transformés, surtout quand leurs préjugés sur les étrangers sont forts. Etre mis pendant 3h40 face à l’autre, c’est déjà un effort. Comment se fait-il qu’un étranger qui n’est rien puisse avoir l’espace d’un écran où il est tout ? D’autres nous demandent pourquoi nous ne filmons pas les associations plutôt que les étrangers. Dans la plupart des reportages, ce sont les associations qui ont la parole. Notre bonheur à nous est de rencontrer ces personnes, de percevoir leur savoir-faire, leur énergie. Etre à égalité avec l’autre qui normalement fait partie d’un autre monde.
NK : Le film en lui-même existe maintenant pour toujours. Mais votre question interroge les conditions de visibilité de films. Il faut se rendre compte que les conditions d’accès au cinéma hors du marché, sont minimales. Le marché essaye toujours de faire croire que les films qui sortent en salle sont habités par un potentiel public à l’avance ; mais ce n’est une construction économique. Pour entendre une parole, il faut comprendre que les conditions de construction de cet accès sont très limitées par les choix économiques de l’industrie des images. Cela dit avec la révolution numérique, tout cela va se déplacer, les continents d’images standardisés vont finir par tellement lasser nos imaginaires, que d’autres systèmes vont voir le jour. La question est de savoir avec quelles images. Donc quelles imaginaires. Et quels formes de combats il va falloir mener. Autant du côté des cinéastes que des spectateurs.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef