Qui n’a fait cette expérience si commune et toujours renouvelée à tout coup de ne jamais se sentir finalement aussi français qu’à l’étranger ? De cet exemple, on peut penser que l’importance de l’identité n’est pas tant dans la tentative de sa définition, qui s’avère vite périlleuse et se dérobe aussi vite que l’on s’en approche, mais dans la description de l’expérience subjective qui la fait surgir comme question.
Terme peu usuel en psychanalyse, il est utilisé par Freud, lorsqu’il parle d’« identité de perception » ou d’« identité de pensée », pour mettre en avant le vœu, toujours avorté, des processus psychiques de rétablir la satisfaction (du premier lien à l’objet) ou son souvenir, reliant ainsi l’identité à la recherche du plaisir[1]. Lacan dira que, de l’objet, « le sujet cherche à en retrouver la totalité, à partir de je ne sais quelle unité perdue à l’origine[2] », unité finalement jamais advenue. Somme toute, la permanence, la constance ne guérit pas, car elle ne vient jamais. Dit autrement, ce que l’on « perçoit » ou reconnaît comme soi se transforme rapidement en question de savoir « si c’est un autre soi ou un autre que soi ». Cette question, Lacan l’inscrit comme une dimension primitive de constitution d’un sujet dans son expérience du miroir où celui-ci s’y divise d’emblée, car apparaît très vite la dimension paranoïaque de l’image, vécue toujours aussi comme première altérité. Il n’y a qu’à penser à ces groupes politiques aux identités rigides connaissant des schismes terribles à la moindre dissension. Cette image dans le miroir, c’est le moi freudien, l’idée d’un moi comme constance, stagnation et donc plaisir, celui avec lequel on commerce dans le champ de la standardisation sociale. Ce n’est pas très loin du « moi idéal » dans sa dimension « imaginaire », produit des discours collectifs. Mais le « je » qui attesterait que c’est bien « moi » qui parle n’est pas ce moi freudien. Le « je » est un sujet, disait Lacan, divisé par le langage, dit autrement « un lieu où je ne suis pas[3] ». Le désir de l’homme est marqué d’une insatisfaction foncière qui fait que son objet ne peut que se dérober et qui implique aussi, pour un sujet, de ne jamais totalement coïncider avec ce qu’il est. La relation est marquée d’un hiatus, d’un vide qui, moins que corrélat mutilant d’un tiers, est de structure et au fondement de notre humanité, du fait indubitable d’être des êtres parlants. C’est cette division qui, pourrait-on dire, nous met en exil de tout point d’origine, de toute fixité imaginaire, et qui fait que, dans le dialogue, aucune « identité – place » ne peut être verrouillée. On n’est pas obligé de faire de cet exil « originel » un synonyme de l’existence, ou de faire l’éloge du nomadisme ou du « desêtre », mais il importe d’entendre que ce « manque à être » nous permet contradictoirement de nous présenter, à mon exemple, tour à tour sous la casquette du Breton, du provincial monté à Paris, du Parisien à l’étranger, du transfuge de classe, d’amoureux de la bicyclette, etc.
Ce qui assurerait ma permanence, qui vient alors se substituer au terme d’identité comme confirmation de soi, se soutiendrait alors plutôt pour chaque sujet du côté de son rapport à son histoire personnelle, dimension plus symbolique. Finalement, à bien y regarder, une personne n’organise pas son existence en premier lieu en fonction de grandes catégories de quelque nature qu’elles soient (politique, culturelle, religieuse), mais de la manière dont elle articule son rapport aux origines envers qui elle considère avoir une dette symbolique, y devoir son existence. Sa question est donc d’abord inconsciente. Par exemple, malgré tout ce que l’on peut penser de la mobilité sociale actuelle des identités, il n’est pas si aisé, comme on peut l’entendre dans la pratique en cabinet, d’accepter, au moins « au niveau de l’inconscient », de faire différemment, voire mieux que ses parents.
Cette question des traces de l’histoire personnelle pour chaque sujet devient importante aujourd’hui dans un monde contemporain globalisé. Loin d’avoir si aisément construit un individu affranchi, cette société fait apparaître un individu plutôt fragilisé, « ne reconnaissant pas les siens ». Derrière l’idée d’identités toujours sommées d’être démontables et remontables à l’envie, sans passé, se vit une sorte d’effacement des traces d’une singularité définitivement plus intime qu’extérieure. On peut retrouver là les mots de François Jullien, pour qui, alors, « la revendication culturelle serait un rempart contre l’uniformisation du monde[4] », sorte de retour du refoulé, dans le social, de la perte des liens avec le passé.
Une autre expérience d’effacement de ces traces est celle de l’exilé. Chez l’exilé, la première épreuve de déliaison est d’abord celle du traumatisme, obérant durablement le sentiment d’appartenance à l’ensemble. Cette déshumanisation, Arendt en faisait, elle, une expérience paradigmatique de l’exil. Le déracinement – elle parle aussi de « désolation » – est « la précondition à la déshumanisation[5] ». Être déraciné, « être superflu », c’est ne pas avoir de place dans le monde et de place garantie par l’autre. Pour l’universitaire et écrivain Edward Saïd, « une fois frappée d’ostracisme, l’exilé a une vie anormale et misérable et porte les stigmates de son statut d’étranger[6] », avec ce risque de l’élimination du lien politique aux autres, qu’on nommerait, avec Arendt, le risque « de non-reconnaissance du droit d’avoir des droits[7] ». On se rapproche de l’expérience contemporaine de l’auteur soudanais Hassan Yacine évoquant, dans son poème « La malédiction », son exil dans les rues de Paris : « Ne l’appelez plus corps, C’est mon cadavre qui vous observe, Ce cadavre que vous méprisez !!, Même ces chiens qui me regardent bizarrement, Vos chiens bien habillés qui ont une identité et un nom. »
Face aux identités précaires ou pathologisées (traumatisés, victimes), face aux représentations non sécurisantes de l’identité, face à l’isolement, à un exil que l’on n’a pas choisi, à une situation sociale dégradée, et surtout à la rupture des liens familiaux, tous les traits ou identifications fournis par la culture protègent la dignité, dernier masque social face à la honte. Ainsi, le rattachement à tel trait en exil fait symptôme ; le symptôme pouvant être considéré par la psychanalyse comme un des noms de l’identité du sujet. L’exil peut produire, parfois, dans les premiers temps, une certaine rigidité. Mais cette tendance au repli est moins essence de l’exil que conséquence possible de l’absence de politiques publiques de mixité sociale. C’est « la force du territoire », celle qui fait qu’on peut être pris dans les identifications du coin de la rue. Étienne Balibar n’hésite pas à parler d’« apartheid ». Mais, derrière le repli, s’observent souvent de profondes variations où la rencontre avec l’autre s’avère fréquemment source d’altération de cette identité à qui l’on reproche d’être figée. Je pense à ces familles vivant en hôtel, afghane, sri-lankaise, guinéenne, cohabitant aussi dans un grand réseau d’entraide et d’échanges, se faisant déjà autre par la rencontre. Étienne Tassin rappelle que, dans ces situations d’exil, « on peut se montrer aussi tel que l’on ne s’est jamais laissé voir, à l’écart de l’être originaire[8] », migration autant interne qu’externe. On ne recourt pas nécessairement à « la généalogie verticale, (…) à l’autorité immémoriale de la filiation, [pour] contrer l’éparpillement des compositions plurielles d’existences[9] » ; il peut apparaître aussi « des subjectivations multiples, autant d’occasions de singularisation non identitaire[10]… ». Me revient le souvenir d’une patiente congolaise, qui, vendeuse au marché de Kinshasa, s’était découvert, dans sa longue errance dans les hôtels du 115, un talent d’écrivain public pour tous ses autres voisins d’infortune.
Ainsi, à cette expérience d’une conscience d’identité douloureuse, s’en ajoute une autre tout aussi fondamentale : la péjoration de « la singularité de l’exilé, de ses capacités ». C’est-à-dire que l’exilé se voit caractérisé non seulement par l’altérité, mais par l’étrangeté, qui lui fait ressentir sa singularité comme disqualifiée. On ne peut, en France, sur ce plan, omettre un certain poids toujours à l’œuvre, dans les représentations inconscientes (voire conscientes pour certains) d’une dimension de racisme colonial. Déconsidéré, l’exilé ne peut se faire reconnaître non seulement comme homme, mais aussi fils ou fille de, ou comme dépositaire d’un savoir-faire et être. Il est même étonnant de voir certains patients en grande difficulté à faire valoir leurs capacités morales ou intellectuelles, voire leur histoire familiale ou sociale, se rabattre sur leurs papiers, brandis et discutés inlassablement comme outil de revendication ou sésame, nouvelle identité. Si l’homme contemporain peine à valoriser, dans le monde globalisé, le registre de ses différences, c’est désormais une expérience qu’il partage avec l’exilé et, au pire, qu’il lui fait subir.
On doit rappeler ici, avec Étienne Tassin, que l’existence ne peut être réduite à la seule affirmation par la personne de son identité ethnique ou culturelle. Les personnes ne sont condamnées au même que parce qu’elles sont « privées d’action[11]», dit-il, et donc « des liens humains tissés dans l’agir ensemble avec ceux qui ne sont pas dans la fratrie ». Pour lui, il faut saisir l’opération surprenante qu’Arendt a nommée « la distinction,opération par laquelle l’agir avec d’autres fait advenir la singularité de qui je suis par déhiscence de ce que je suis[12] ». Rappeler, dans l’exil, les liens constitutifs de l’identité avec la possibilité d’agir est une nécessité pour renouveler l’approche de l’accompagnement des exilés.
Le mal du pays s’accompagne toujours d’un mal d’identité. L’écart entre les deux milieux culturels peut provoquer d’intenses conflits rendant douloureuse cette conscience de soi. Avec l’exil, la division propre à la subjectivité peut ne plus être intime et se déplace dans le champs réel ou collectif, et se fait frontière ou mur. L’absence de reconnaissance, la blessure narcissique associée, peut enfermer l’exilé dans l’isolement ou les passions grégaires. Je pense à un de mes patients assistant avec désarroi à l’enfermement de son groupe d’amis dans cette identité douloureuse et évoquant son sentiment troublant d’être un exilé parmi les exilés.
Face à cette situation de conflictualité, la psychiatrie transculturelle peut évoquer ce qu’elle appelle, différentes stratégies de « coping13 » chez les exilés : la marginalisation névrotique (anxiété massive résultant de la tentative de se plier aux exigences des deux cultures), la marginalisation déviante (refus des deux normes culturelles face à l’impossible de satisfaire aux exigences antinomiques), le traditionalisme (repli sur des normes sociales d’origine pour éviter la confusion), la sur-acculturation (abandon de la culture d’origine), la bi-acculturation comme compromis. La psychanalyse, elle, produit un décalage face à cet enjeu. Elle met l’accent sur la notion importante de la temporalité à travers la question de la perte et du deuil. Les risques pour un sujet seraient perçus plutôt dans le registre de la mélancolie. Dans l’exil, c’est parfois le passé qui est le plus actuel. L’être de là-bas, dans sa « domiciliation existentielle » mobilise toute la disponibilité affective de l’individu. Si, dans le deuil, le monde est pauvre et vide, dans la mélancolie, c’est le moi qui est vide. Il peut y avoir alors « identification » avec l’objet perdu. Cette identification à l’objet du passé n’est jamais très loin « du rêve », où la nostalgie (nostos-algos, douleur du retour) est plutôt retour vers un pays mythifié, où les aspérités, la négativité, sont comme effacées.
La temporalité nous rappelle à quel point cette question de l’identité, qu’on devrait plutôt nommer désormais « processus de subjectivation » dans l’exil, se soutient difficilement d’une quelconque stabilité. Le rapport à cette question demeure très tributaire, comme nous l’avons dit, des effets du traumatisme, de l’interférence de la réalité extérieure, de la reconnaissance de ses singularités, du rapport à la dette symbolique liée à la filiation, mais aussi du rapport très variable dans le temps aux objets perdus.
Je me souviens de Y., jeune homme de 28 ans venu avec sa famille en France et me racontant comment il s’arrangeait de cette question de l’identité. Il évoquait avec un sourire comment, quand il accompagnait son père réfugié et blessé de guerre à la mosquée, il était vêtu d’habits rituels, que, sitôt sorti, il troquait pour des costumes de théâtre d’une petite compagnie de quartier, puis pour une tenue de teenager pour rejoindre sa nouvelle amoureuse parisienne. Celle-ci l’appelait son « petit réfugié du neuf-trois », quand ses amis de Bobigny l’appelaient « l’artiste » ou, pour ceux nés ici, « le bledard ». Ses grands-parents, restés au pays, l’appelaient le Français, voire le Parisien, fantasmant sur son avenir doré, lui qui vivait encore dans un petit hôtel de réfugiés. Cet exemple nous rappelle ainsi la fente entre ce que l’on vit à l’intérieur, ce qui se donne à voir, et ce que l’on perçoit à l’extérieur, loin des mirages et fictions de l’unitaire et de l’identitaire.
Jacky Roptin, psychologue clinicien.
13 Thierry Baubet et Marie-Rose Moro (dir.), Psychiatrie et Migrations, Masson, 2003.
[1] Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, Points, 2013.
[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, LivreII, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Le Seuil, coll. Points, 2001, leçon 12.
[3] Jacques Lacan, Le Séminaire, LivreXVI, D’un Autre à l’autre, Le Seuil, 2006, leçon 3.
[4] François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle, L’Herne, 2016.
[5] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Gallimard, coll. Quarto, 2002
[6] Edward Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, Actes Sud, 2008.
[7] Hannah Arendt, Il n’y a qu’un seul droit de l’homme (1949), Payot, 2021.
[8] Étienne Tassin, « La condition migrante », Tumultes, n° 51, Cosmopolitique en exils, 2018/2.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Étienne Tassin, « Politique d’un monde commun », Esprit, octobre 2003.
[12] Ibid.