Exil et vieillissement

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Dans une sorte de petit apologue, L’Exil à domicile[1], Régis Debray évoque le bien « vieillir » avec cette formule : « Vieillir c’est se retirer peu à peu des grandeurs apparentes. » Il ajoute que la vieillesse n’est pas toujours un naufrage sans compensation, mais « la revanche du ténu sur l’enflé ». 

On aimerait souhaiter, pour nos patients, ce vieillir qui nous ferait les poches sans faire de bruit.

La vérité est que ce vieillir est entré, pour nos patients, avec fracas. L’histoire est sortie de ses gonds, selon la formule de Shakespeare. Ces personnes ne sont pas quittes, dans cet ébranlement, d’un simple pas de côté. Ce n’est pas, pour eux, la simple perte des petits insignes de la vie.

On sait aujourd’hui qu’après des traumas importants associés à l’exil, le processus de vieillissement, comme fruit de mécanismes biologiques, est accéléré, si ce n’est précipité par les violences elles-mêmes. Il faut y ajouter le plus souvent l’atteinte des dimensions culturelles, qui tiennent au statut et rôle occupés par ces personnes au sein de leur groupe d’appartenance, et des dimensions sociales d’une vie professionnelle et matérielle souvent déjà bien construites.

Lacan évoque une dimension particulière de la confrontation traumatique qui peut nous aider à figurer ce que pourrait être la singularité de ces pertes chez le sujet âgé. Dans le dévoilement traumatique, Lacan dit que le monde des discours, des fantasmes qui orientent notre rapport au monde, non seulement « se fend, mais s’ouvre sur son fond ». Le sujet cèderait là un « ce à quoi il est appendu comme à une part de lui-même[2] » et qui n’est pas repérable dans la réalité des objets perdus. Pour se représenter cette idée, je pense à une patiente, au mitan de la cinquantaine, me disant pour exemple, après son exil en France suite à des mois d’emprisonnement et de persécutions : « Si je n’ai plus de passé, il n’y a pas de futur, plus d’espoir », puis elle ajoute : « Ce n’est pas seulement que je n’ai plus de souvenirs de ma vie d’avant, mais j’ai l’impression depuis tout ce temps d’avoir perdu ma boussole ». Longtemps après son arrivée, cette vie passée lui demeurera rétrospectivement construite sur du sable, une sorte de songe, au point de considérer finalement que sa vie a commencé avec la prison. Elle conclura, avec un désarroi certain, une séance avec cette sentence : « Je ne sais pas comment on recrée une vie de rien. »

Dans une autre leçon, Lacan nous invite à distinguer le registre de la mélancolie de celui du deuil, c’est-à-dire la perte de ce qui cause le désir, de la perte de ce qui vient à le représenter, les objets dans la réalité. À ce terme, Lacan va jusqu’à affirmer que le rapport à la cause est « plus enracinante que n’importe quelle autre relation[3] ». Si la problématique du sujet âgé traumatisé ne se confond pas avec la mélancolie, l’affirmation de Lacan peut nous aider à mieux mesurer l’enjeu que constituerait cette perte. Ce qui se dérobe derrière l’effondrement de la réalité, c’est le moteur du désir, dont il faut admettre qu’il est un insu du sujet, ce qui lui est le plus intime et qui l’oriente dans la vie. La psychanalyse nous apprend qu’il est plutôt de l’étoffe des mots, un bain de langage, de signifiants sur lesquels un sujet s’est inconsciemment adossé depuis l’enfance, afin de faire face à son statut d’être parlant, l’obligeant de ce fait à soutenir un monde surgi d’une faille. En perdant le reflet de l’objet du désir, il en a aussi perdu les traces.

On comprend mieux le repérage, chez nos patients âgés, d’une certaine perte des habilités à accrocher le monde. Leur vie est parfois réduite, désormais, à sa dimension pulsatile et à ses nécessités : manger et dormir. La pente du retrait n’est jamais très loin. La douleur est souvent omniprésente et lancinante. Les investissements psychiques semblent retirés du monde extérieur et retournés sur le corps propre, dans un processus qui nous rappelle, avec Freud, que la douleur peut-être le symptôme même d’une perte sans nom.

Quand certains contenus de la vie ne pourront plus être réellement (ré)intégrés et représentés dans la vie psychique, car le sujet les sait désormais impossibles à remplacer, comment alors reconquérir des territoires psychiques recouverts par les ruines du trauma ?

Dans un premier temps, nous pouvons nous appuyer sur les capacités repérées chez ces sujets ayant atteint la zone la plus ombrée, l’ubac de la vie. Celles-ci tiennent souvent à une aptitude à se laisser plus aisément passiver par la vie, le langage ; où le désir peut s’adapter plus qu’avant aux possibilités d’extension du vivant et de rétractation du corps. C’est aussi la possibilité de laisser partir l’objet, les idéaux, le travail. Il s’énonce ici une forme de dépouillement qui n’est plus celle de la ruine ou du renoncement, mais qui permet au sujet de se dégager de la scène de la perte, comme celle de l’utilité sociale. Dans Le Circuit des affects[4], le philosophe Vladimir Safatle fait l’éloge de la détresse, non comme désenchantement, mais comme disposition subjective face à l’aspect « dispossessif » de la relation au monde, et donc comme possible mouvement d’émancipation. Il reprend l’idée de Freud qu’on ne guérit pas de la détresse inaugurale. Derrière le trauma de l’histoire, gît, comme terre oubliée, le trauma universel, celui de la perte originelle du fait d’être des êtres parlants, désormais voués irrévocablement, aux discours et aux rêves, toujours en exil de quelque chose. Le travail serait d’aider le sujet à se ressaisir de ce savoir inconscient, possibilité de dégagement et d’ouverture. C’est aussi vaincre le désespoir envers la parole. C’est là que le psychanalyste peut se positionner face au sujet âgé, en se saisissant de sa division psychique, dans sa perception plus sensible de la fragilité du monde et des fantasmes qui le tiennent.

Ce travail délicat implique, pour le thérapeute, de se laisser entamer par la douleur si particulière liée aux grands traumatismes à cet âge. Anne Dufourmantelle, dans un livre[5], met en avant l’idée d’une « douceur comme puissance et non comme climat ». Pour elle : « La puissance de métamorphose de la vie elle-même se soutient de la douceur. » Elle dit : « On la devine dans la montée de l’obscurité en été, la trêve d’un combat, la rencontre d’un regard.» Quand elle dit qu’elle est « frontalière », car elle offre elle-même « un passage », je songe, à propos de ces patients si fragiles, à la capacité du tact et de la douceur à pouvoir les aider à accueillir ce point d’indétermination qu’est l’inconscient, ouverture à ce lieu de dépôt où les signifiants demeurent disponibles pour (dire) autre chose et ouvrir à autre chose.

Mais, après, qu’est-ce qui pourra alors redonner des contours à l’objet du désir, quand un sujet sait que ces derniers ne pourront plus retrouver les éclats de leur vêture passée, ni emprunter aisément ceux du monde à venir ?

Il faudra en repasser par la recherche des premières traces du passage du désir.

C’est alors, ici, moins, désormais, un « non advenu » qu’un « déjà là » à (re)convoquer. Si la psychanalyse s’intéresse à l’idéal, c’est en raison de sa dimension inconsciente, de ses origines infantiles et de la vigueur toujours renouvelée qu’il incarne. Jacques Lacan disait que, si le corps a un âge, l’être parlant, sujet de l’inconscient, n’en a pas. L’inconscient, finalement, ne connaîtrait pas le temps. Si l’enfance n’est pas toujours enchantée, on peut aussi y retrouver, recouvertes, mais toujours en attente de réanimation, des frayages de désir et leurs expressions de plaisir associées, afin qu’ils circulent à nouveau dans l’actuel de nouvelles aspirations. Ainsi, le travail thérapeutique s’oriente à dénicher le désirant sous le désirable. On pense à Winnicott, dans son travail sur les interactions précoces, ne cessant inlassablement de rechercher et de faire émerger les phénomènes psychiques, les palpitations du désir à son état naissant. À sa suite, nous cherchons en tant qu’analystes ces derniers refuges de l’inconscient comme autant d’espaces d’ouvertures, prémisses à la constitution d’un nouvel objet de désir, et cela avant même qu’il se constitue dans la réalité. Il est toujours étonnant, dans les grandes pertes, et peut-être encore plus à cet âge de la vie, de retrouver l’enfant comme vecteur possible de ressourcement.

Avant que ce long travail ne permette un nouvel horizon pour le sujet, on peut espérer retrouver, sur le chemin, ce que Kierkegaard appelle « l’amour de la répétition[6] », celle du quotidien. Pour lui, la répétition et le ressouvenir représentent le même mouvement mais en sens inverse, opposé. La répétition va vers l’avant. L’amour de la répétition est en vérité le seul heureux. « Il ne représente pas l’inquiétude de l’espoir, pas plus que la mélancolie du ressouvenir, il a la sainte assurance de l’instant présent. »

On aura compris qu’avec les patients traumatisés âgés, nous nous éloignons du travail psychanalytique d’interprétation, de symbolisation, d’élaboration fantasmatique d’un objet de désir adossé sur les prescriptions sociales ou les retrouvailles avec l’objet maternel. Nous arpentons des territoires qui nous emmènent dans les zones les plus ombrées de la vie : ses palpitations organiques, un temps intermittent, l’évidement plutôt que la concrétion, l’ombre ou la trace c’est-à-dire le négatif de l’objet. C’est un travail au lieu le plus intime du sentiment de la vie, autrement dit, le dernier refuge de la résistance de l’humain.

Jacky Roptin, psychologue clinicien et psychanalyste


[1] Régis Debray, L’Exil à domicile, Paris, Gallimard, 2022.

[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p.361-362.

[3] Ibid., p.388.

[4] Vladimir Safatle, Le Circuit des affects, Bordeaux, Le bord de l’eau, 2022.

[5] Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Paris, Rivages, 2013.

[6] Sören Kierkegaard, La Répétition, Paris, Rivages, « Petite Bibliothèque », 2003, p.28.