Grandir sans ascendance

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Je ne saurai jamais ce qu’est une maison natale, et je vais m’accommoder de cette ignorance qui, je le sens bien, est le deuil d’un désir impossible de filiation. J’aurai traversé la vie sans ascendance et sans racines. Une sorte d’orphelin volontaire malgré lui, qu’aucune évidence n’aura protégé de l’évidence de la vanité de tout

Hervé Le Tellier, Le nom sur le Mur,Paris, Gallimard, 2024.

Au cours d’années de pratique au sein d’un service de psychiatrie infanto-juvénile, puis au Centre Primo Levi, j’ai rencontré de nombreux enfants issus de familles exilées, vivant dans des situations souvent précaires, administrativement et économiquement. Si je n’ai pas toujours eu accès, au cours des consultations, au récit précis des raisons de l’exil, les dimensions du traumatisme et des pertes massives émergeaient souvent en arrière-fond, s’entre-apercevant dans les zones de silence hantant les séances et le retranchement douloureux des parents.  

 Les cliniciens travaillant auprès de cette population connaissent les difficultés à comprendre la structure familiale dont ces enfants sont issus. De nombreux enfants en exil grandissent avec un seul de leurs parents. Dans ce cas, il est compliqué, pour l’enfant, d’avoir accès à la nature du lien unissant le couple parental, donc de savoir de quel désir il est issu. L’accès de l’enfant à ses ascendants lui est souvent obstrué. Et même si, en écoutant aux marges des conversations téléphoniques, s’ébauchent pour eux les contours de figures et d’enjeux entre les adultes, les enfants ne questionnent pas, ne clarifient pas.

Parfois, le clinicien, tant bien que mal, réussit à reconstruire une généalogie. Mais il s’agit souvent d’un forçage et, malgré cela, demeure le constat que l’histoire familiale ne s’inscrit pas. Une mère, à qui je disais que sa fille n’avait aucune idée de qui étaient ses grands-parents, parut réellement surprise et m’affirma avec certitude qu’elle en parlait pourtant régulièrement avec elle.

Dès lors, les enfants flottent sans ancrage, en dehors de leur histoire, et nous évoluons avec eux dans cette irréalité. Souvent, un lien transférentiel émerge entre ces familles et nous, et ce lien a un caractère d’inédit, comme épuré de tout passé, sans arrière-fond de trame affective antérieure. Avec nous, dans le temps présent de la prise en charge, ces enfants et leurs parents « font famille ». C’est un motif important du transfert opérant dans ce champ de l’exil et du traumatisme, vis-à-vis duquel le psychanalyste garde parfois un certain embarras, habitué qu’il est à entendre le transfert comme la résurgence, sur un plan imaginaire, de liens antérieurs, et parce que la théorie psychanalytique s’appuie sur cette fiction de la filiation et sur les coordonnées symboliques de la nomination dans la structuration d’un sujet en devenir.

La difficile ou l’impossible transmission des liens familiaux marqués par les traumatismes et l’exil a été largement traitée dans la littérature spécialisée. Les enfants de survivants des camps ont témoigné du long silence de leurs parents. Il y a eu beaucoup d’écrits sur l’héritage tronqué des enfants d’émigrés. Sur ces pères exilés qui, marqués tant par la violence des guerres que par les difficultés d’intégration, se sentant réduits à peu de valeur, « ni d’ici ni d’ailleurs », se sont tus, réduits à un regard sans anticipation ou une voix sans écho[1]. On peut citer les lignes de l’écrivaine Zahia Rahmani, fille d’un père harki : « Quel avenir peut avoir le récit familial dans un pays où tout ce qui en gardait trace a été défait ? L’expropriation, le vol, le bagne, la dépossession ravagent la dignité. De toute cette cruauté, naît l’homme déformé. L’avili, le colonisé… C’est cette rupture qui réduit à néant ce que toute littérature se doit d’énoncer ; le champ épique d’un peuple et tout ce qu’il charrie de l’histoire…[2]… »

La violence politique est à la fois et inextricablement objective et subjective : l’homme réduit à rien, surnuméraire, est privé de toute possession matérielle, mais aussi de la dimension de son histoire, et donc de la possibilité de la transmettre. Sont dévalués ce qu’il pensait savoir et croire, sa « réalité psychique ». La violence érode ce qui lui est antérieur : les attachements originels, les appuis identificatoires, les anciennes fidélités. En attaquant les liens, elle crée aussi chez les sujets un certain scepticisme, voire un désaveu de la valeur symbolique fondatrice de ces liens. Cette dévaluation des insignes de la filiation étant, par ailleurs, très contemporaine, nous-mêmes, dans le transfert, sommes renvoyés à un questionnement sur la valeur de nos fictions culturelles et de nos appareillages épistémologiques. Comment travailler avec cette forclusion temporaire ou définitive de cet opérateur qu’est la transmission filiale ? En outre, la clinique nous amène à ne pas nous méprendre sur la perpétuation d’une violence qui va mettre plusieurs années à être traitée, parce qu’elle est inscrite à même les corps, donc profondément intériorisée, et parce que fait défaut, dans les conditions d’accueil hostiles, l’environnement symboliquement cohérent qui permettrait la reconstruction d’assises pour la subjectivité. Nos efforts d’accompagnement et de symbolisation ne suffisent pas à rapiécer ces vies abîmées. Or, il faut bien vivre, soutenir la vie « à même le corps », le quotidien, et faire famille à même l’immanence des liens. Alors, ces mères, ces pères aussi, parfois, tentent d’épargner à leurs enfants la violence du traumatisme en les tenant à l’écart du passé, histoire familiale inclue, de façon à amputer large sur les zones atteintes et à ainsi épargner les parties saines de la vie.

Mais qu’en est-il des enfants ? Que peuvent-ils construire en place de récits absents et de corps manquants ?

J’interroge N, garçon de 11 ans :

            « Tu connais tes grands-parents ?

  • Je les connais pas, je les ai jamais vu…  c’est ma grande sœur qui les a vus.
  • Ils sont encore en vie ? Je pense… sinon, on l’aurait su.
  • Tu sais des choses sur eux ? C’est ma sœur…
  • Ta mère, elle ne t’en a jamais parlé ? Non, j’ai pas demandé. » 

Dans cet extrait d’une séance, on entend la béance et son évitement au moyen d’un appui sur l’imaginaire : il ne sait pas, mais il pourrait savoir s’il avait vu, le savoir gît quelque part dans l’ordre du voir, dans l’appréhension imaginaire et non dans un savoir textuel transmis par la parole d’un tiers.

On entend que l’enfant qui soustrait ainsi sa demande est solidaire de la mère dans la construction de digues pour éviter l’épanchement d’une violence exsudant sur ce qui lui est adjacent.

Ce Réel familial empêche-t-il l’accès de l’enfant à la construction d’un roman familial ?

Suite de l’entretien avec N. :

« Tu sais ce que c’est, une “ grand-mère” ?  Un “ grand-père” ?

  • – C’est, par exemple, la mère de ma mère… quelqu’un à qui on peut parler de trucs, se confier… quelqu’un qui est là quand tes parents, ils sont au travail … quelqu’un qui peut donner des histoires de famille, d’avant avant… Des histoires de famille ?
  • Pour raconter de génération en génération, par exemple :  “ Je suis d’une famille noble, mes arrières-grands-parents étaient nobles, ils avaient un château secret avec toute une richesse… du coup on serait riches. ” »

La fiction inventée par N. a toute la structure du roman familial, fantaisie inventée par tous les enfants et dont la fonction, selon Freud[3], sert à la fois le maintien de la tendresse à l’égard des parents et l’expression de l’ambivalence à leur égard, dans leur substitution par des figures plus distinguées.  La formule de Lacan : « Le roman rend les personnages plus vrais que les personnages vivants » vient à point nommé : face à des récits absents ou, tout du moins, désincarnés, il est nécessaire de s’appuyer sur ce qui peut faire fonction de vérité. Contrairement à la vie, dans la littérature, les personnages coïncident avec eux-mêmes.

Il est cependant poignant de constater l’écart entre le réel de la vie de l’enfant, marquée par une grande pauvreté et l’isolement familial, et sa conscience aigüe des fictions régissant nos sociétés occidentales. L’enfant répond aussi ce qu’il imagine de l’attente de l’autre.

La question, dès lors, porte sur les possibilités de grandir dans cette douleur de l’écart. Pendant les longues années qui suivront la destruction de leur monde, et parfois pour toujours, afin de continuer à vivre, nos familles seront dans la nécessité de tout faire pour assurer une continuité. Cela passera avant tout par l’accès à un quotidien fait de gestes communs, d’objets, de circuits entre des lieux, des usages, de la fonction parentale, notamment. Cela ne permettra peut-être pas de produire un sens subjectif sur ce qui s’est passé, ni de rattacher les wagons de l’histoire, mais empêchera la violence de reproduire sans cesse du disruptif. 

Par son écriture, Georges Perec nous enseigne comment il a été débusquer, dans les objets et les lieux gisant dans ses souvenirs d’enfance, une matière à reconstruire une origine et une histoire, sans toutefois renier la conscience aigüe de son enracinement dans une absence. De même, c’est parfois dans les traces en creux que le passé aura laissées sur la vie et pas dans une levée du refoulement sur l’histoire, que certains enfants iront chercher la dignité d’une transmission.  

Emilie Abed, psychologue clinicienne et psychanalyste


[1] Olivier Douville, « De l’étrangeté dans l’exil », in Cliniques de l’exil, Intersigne, 2001.

[2] Zahia Rahmani, France, récit d’une enfance, Paris, Sabine Wespieser Ėditeur, 2006.

[3] Sigmund Freud, Le Roman familial des névrosés et autres textes, Paris, Petite Bibliothèque Payot et Rivages, 2014.