Mais toute langue construit
ses nœuds et cherche ses possibilités de dépassement.
En ce sens, la traduction est indispensable.
C’est bien à travers une autre langue qu’on éprouve
ses propres richesses et limites,
et qu’on touche soudain à
l’ailleurs du sens.
François Cheng
La plupart des institutions de soins sont orientées par un objectif normatif, c’est-à-dire qui cherche, à partir de la suggestion et de l’identification, à répondre à la demande de la société. Autrement dit : accompagner les patients vers l’intégration. Cette tendance est animée par une recherche de sens, de sens de toute sorte : de la vie, du travail… mais aussi de sens des mots. Le Centre de soins Primo Levi est, depuis longtemps, orienté par une autre éthique qui tend vers les dés-identifications, ce qui implique la prise en considération des symptômes individuels qui viennent poser une question au sujet. Autrement dit, il s’agit de rendre sensible à chaque sujet les effets du non-sens. Le non-sens de la rencontre avec le réel du trauma. Nous le constatons tous les jours dans notre clinique, les scènes traumatiques produisent soit un trop de sens, lequel annule le sujet et a en jouir malgré lui, soit un trou, une absence de sens.
C’est pour cette raison que la tâche du traducteur-interprète dans les consultations, n’est pas toujours d’introduire ou de rajouter du sens au dire du patient. Lorsque l’on se place dans l’enjeu de l’interprétation, il s’agit de produire des effets de trou, de vidage du sens, là où il y en a trop ou, au contraire, des effets de sens, là où il n’y en a pas. Les effets de ce type d’interprétation sont thérapeutiques parce qu’une scène traumatique qui se répète inlassablement, à cause de la multiplication du sens, se libère par l’effet de la traduction, et le sujet peut, à son tour, se séparer de l’emprise de la répétition. En d’autres mots, vider le sens amène un insu face auquel le sujet ne peut rattacher aucun savoir existant, suscitant alors la recherche d’un savoir nouveau.
Nous travaillons ensemble pour retordre le sens des mots qui sont dits par le patient, l’essentiel étant de l’aider à produire un dire nouveau. L’interprétation analytique n’est pas tant ce que va dire l’analyste, mais ce que l’analyste, avec l’aide de l’interprète, va pouvoir dégager pour que le sujet puisse dire quelque chose qui, à son tour, lui permettra de s’entendre autrement. On oublie souvent que, dans une séance, le dire du patient est entendu par le patient lui-même.
Travailler en deux langues simultanément est une manière de créer du non-sens. Les patients disent souvent que le fait d’entendre en français ce qu’ils viennent de dire provoque une sensation d’étrangeté, mais qu’ils ressentent en même temps un effet thérapeutique. La traduction fait coupure dans le temps et introduit du non-sens. C’est un exercice difficile pour l’interprète parce qu’il n’a pas le temps de réfléchir, de s’arrêter pour trouver les mots. Ses mots doivent suivre ceux du patient pour tenter de créer une continuité relative dans le discours, cela demande beaucoup de bienveillance et d’humilité de la part de l’interprète pour éviter d’en faire trop ou pas assez, selon le patient. La neutralité n’existe pas dans cette pratique, le « je » de l’interprète est le « je » d’un autre ; et pourtant il faut aller jusqu’au bout. La question du temps est essentielle dans cette clinique.
Pour pouvoir travailler avec des personnes qui ont connu la violence politique, les tortures, il est nécessaire d’accepter d’accueillir des mots qui ne sont pas comme les autres. Ils sont particulièrement lourds, pas libres, parfois très pauvres, des bouts de mots. En effet, les interprètes sont parfois confrontés à des paroles fatiguées, interdites, voire essoufflées. Ces paroles résonnent ainsi parce qu’elles font écho au corps qui a été maltraité, rejeté, humilié, menacé, et qui a échappé à la destruction. Leur discours est de cette même teneur. Jacques Lacan disait : « Je parle avec mon corps[1] », cette phrase qui semble à première vue banale, prend tout son poids quand on travaille avec des personnes qui ont connu la torture, les persécutions… et qui ont échappé à l’effacement. En effet, pour parler, il faut un corps.
L’enjeu, pour l’interprète, est de pouvoir faire passer avec ses mots, avec sa propre langue, quelque chose de ce balbutiement, de ce bégaiement de la langue de l’autre. Nous n’attendons aucune traduction mot à mot, mais de pouvoir entendre quelque chose qui avait été étouffé. Nous voudrions avoir accès non à l’énonciation, mais à l’énoncé du patient. Le but étant, comme dans toute psychanalyse, d’« être perméable à la parole authentique de l’autre[2] ». Autrement dit, rester réceptif à un dire qui se décolle du discours courant et qui permet, du même coup, de briser le long silence des mots, lesquels, souvent, sont coincés dans la gorge, sans pouvoir être dits. Les séances sont parfois très lourdes, alors que le contenu et les phrases peuvent avoir été très courts et brefs. Mais ils ont pris tellement de temps pour pouvoir gagner le combat contre le silence. Cela implique de tenir compte d’un temps, qui est différent pour « chaque un », mais surtout qui demande la rigueur de laisser le sujet d’aller jusqu’au bout de ses phrases.
Le travail des interprètes au Centre Primo Levi demande un investissement individuel et une présence particulièrement exigeants. Il faut que l’interprète se trouve lui-même dans un moment de son existence, de son histoire personnelle, tel qu’il puisse être le réceptacle vide dans lequel les mots de plusieurs autres personnes vont résonner. Si l’interprète est trop sensible aux dires de l’autre, il ne pourra pas transmettre, ni témoigner de ce qu’il a entendu, et il mettra trop de son propre être. Cependant, si, au contraire, l’interprète est trop éloigné et insensible à ce qui est dit, la transmission et la résonance des mots de l’autre ne pourront pas passer.
L’interprète est le témoin d’un texte qu’il a entendu. Cela implique un effacement subjectif qui peut être éprouvant. Comment le faire alors exister au niveau institutionnel ? Les institutions qui travaillent avec des interprètes ne mesurent pas à quel point leur travail est important et essentiel. Il est évident qu’ils ne sont pas récompensés à leur juste valeur, ni financièrement ni socialement, par leur fonction de lien et de pont entre les professionnels. Sans leur présence dans nos institutions, le nombre d’exclus de notre société serait encore plus important.
Pour conclure, rappelons que les violences dans l’espèce humaine commencent toujours par l’interdit de la langue maternelle. Peu importe le nombre de langues que l’on parle dans une vie, lalangue maternelle, la première, celle des affects, est ineffaçable. Cette langue, lalangue, est unique, individuelle, elle est faite des dires de la mère, des sons qui n’ont ni sens ni signification. Elle précède toute langue commune. Elle résonne en nous, dans notre corps. C’est cette langue que les États totalitaires ne supportent pas et qu’ils tentent d’éliminer, de faire taire, avec une langue unique et pauvre. Ainsi, le travail que fait l’interprète est un acte politique car il ouvre un espace pour que lalangue de chaque patient puisse être entendue à nouveau. C’est un acte qui cherche à produire une trace de ce qui ne cesse pas de pas s’écrire.
Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste
[1] Jacques Lacan, « Joyce le symptôme II », Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987, p. 32.
[2] Jacques Lacan, Écrits, p. 352.