Elise Plessis et Pauline Langlade, assistantes sociales au Centre Primo Levi, questionnent les notions de don et de dette dans l’accompagnement social au prisme d’un regard croisé posé sur leur quotidien au centre de soins.
Où se trouve la notion du don dans votre travail, au quotidien ?
Elise Plessis : Par don, il est entendu un acte désintéressé, généreux, empreint d’une dimension judéo-chrétienne. Je ne pense pas que cela représente notre activité. Selon moi, le don serait à considérer en termes d’engagement au niveau du service social. Et, s’il y a une dette pour les patients, elle ne se trouve pas dans la profusion d’aides matérielles, mais dans la notion d’accompagnement que nous leur proposons. Donc le don serait l’engagement, et la dette découlerait de la dimension d’accompagnement.
Selon vous, ces mots « don » et « dette » ne refléteraient pas votre travail ?
EP : Je parlerais davantage de circulation de la dette. Pourquoi une structure comme le Centre Primo Levi s’est-elle créée ? Sur quoi repose-t-elle ? Sur une mise en circulation de la dette vis-à-vis du public en exil, notamment, car nous sommes en Occident et dans un pays en paix. La dette de l’Occident, c’est de cela aussi qu’il s’agit. Travailler dans une association occidentale qui soutient une politique d’accueil, c’est restituer, rendre visible une dimension historique des dettes occidentales au regard du monde tel qu’il est aujourd’hui. Cela s’inscrit sur plusieurs générations, notamment en lien avec la colonisation. Donc, les associations, dans ce contexte-là, viennent faire rejouer cette dette, à leur échelle.
Pauline Langlade : La plupart du temps, je pense que la dette envisagée dans un service social ou un centre de soins est associée à tort à celle que les patients ont envers le Centre. Il faudrait peut-être interroger l’inverse: en tant que société, avons-nous une dette envers ces populations ?
EP : Le monde fonctionne sur cette circulation de la dette. Les personnes entre elles, des groupes vis-à-vis d’autres groupes, d’un village à un village. C’est ce qui nous humanise. En tant qu’assistantes sociales, le don ne nous rend pas plus humaines ni plus glorieuses, du moins pas plus que n’importe qui.
PL : Il s’agit de notre travail. Certes, nous faisons ce métier par choix, mais l’engagement est quand même différent en étant payé pour l’exercer. Je n’ai pas la sensation d’être dans le don de ma personne, sinon j’aurais choisi de faire du bénévolat. Ce n’est pas le même geste.
Quand vous avez choisi ce métier, vous êtes-vous dit que vous étiez porteuses de cette dette ?
EP : Je pense que nous en avons tous une.
PL : Que nous en soyons conscients ou non.
EP : Nous sommes tous traversés par une dette de vie, quelle que soit notre nationalité, quel que soit notre âge. S’investir au Centre Primo Levi amène nécessairement une réflexion sur les raisons qui nous poussent à choisir ce travail et sur ce que représente la notion d’exil dans notre histoire.
Cela vous arrive-t-il de faire des dons matériels ?
PL : Pour moi, ce n’est pas vraiment un don dans la mesure où cela relève d’une évaluation sociale. C’est une aide financière ou c’est une aide matérielle, mais ce n’est pas un don. Elle a un intérêt, c’est un geste d’accompagnement.
EP : Le travail social, l’accompagnement, ne peuvent être réduits à la notion de don et de geste matériel. Nous défendons le fait que le geste, le don matériel de vêtements, par exemple, est pris dans un ensemble d’accompagnement qui suppose de l’engagement. Il n’est pas possible de penser le don uniquement réduit à son périmètre de geste. La dette se trouverait davantage dans la notion de lien, pour les patients. Le fait de faire lien avec eux, c’est une dimension quasiment sacrée par rapport à leur parcours. Ils disent souvent : « Je ne sais pas comment vous remercier », « Reconnaissance éternelle », « Dans 15 ans je penserai encore à vous », parce que, effectivement, dans cet accompagnement, des gestes sont faits et ils vont produire un changement.
PL : Ces gestes ont aussi une portée, ils ne seront pas forcément les mêmes en fonction de la personne que nous avons en face de nous, de la situation. Nous pensons les choses, nous ne donnons pas automatiquement. Ainsi, parfois, le geste de donner des vêtements et le geste de donner une orientation vers un vestiaire, peuvent avoir la même portée. Ce n’est pas toujours répondre à un besoin dans l’urgence.
EP : Nous luttons justement contre cela. Le concept de la circulation de la dette fait émerger de nouveaux questionnements : quelle dette faisons-nous circuler en tant que professionnelles dans une structure comme celle-ci ? Chacun s’engage avec sa culture, fait circuler sa propre dette, la remet en circulation auprès des autres. Les patients l’expriment d’ailleurs très bien : comment peuvent-ils ensuite faire circuler cette dette auprès de leurs compatriotes ? Auprès du Centre Primo Levi ? « Quand j’aurai plein d’argent, je vous en donnerai », entend-on parfois. Ils s’engagent auprès de la communauté en acquérant un savoir qu’ensuite eux-mêmes font circuler.
PL : Mais je ne pense pas qu’ils ressentent cette notion de dette, en tout cas je n’ai jamais entendu ce terme. Je ferais plutôt le parallèle entre dette et reconnaissance. Beaucoup de patients, sans pour autant se sentir en dette, disent qu’ils ont envie de participer et de rendre ce qui leur a été apporté. Certains jeunes souhaitent devenir travailleurs sociaux, infirmiers, d’autres interprètes.
EP : La circulation de la dette c’est faire société, et cela passe aussi par le travail. À quelle vie pouvons-nous aspirer en étant empêchés et réduits à rien ? Sans pouvoir participer au monde dans lequel nous évoluons ? Avant même de vouloir rendre quoi que ce soit, les patients désirent participer au monde qui les entoure, avoir une place.
Vous avez évoqué la notion de reconnaissance. Comment s’exprime votre besoin de reconnaissance ?
PL : Pour ma part, je n’attends pas de reconnaissance de la part des personnes que j’accompagne. En revanche, concernant la reconnaissance du travail effectué, c’est par mon institution que j’ai besoin d’être reconnue, par mes collègues, par mes pairs et, de façon plus générale, par la société. J’estime que nous traversons une crise à ce niveau aujourd’hui, les violences augmentent dans les services sociaux, elles sont niées, passées sous silence, des collègues ont été assassinés sur leur lieu de travail et nous n’en parlons pas.
EP : Les métiers du soin sont très mal reconnus parce qu’il est acquis qu’ils reposent sur l’engagement, que ce ne sont pas des métiers qui produisent « de la richesse » mais de la satisfaction personnelle. C’est là où il y a maldonne, car ce n’est pas le propos. L’enjeu, c’est que les personnes que nous accompagnons soient reconnues. Donc, par l’invisibilisation des métiers du soin dans cette question du don sont également invisibilisées les personnes accompagnées. Il est tout de même vrai que, lorsque nos patients sont contents ou qu’ils manifestent une reconnaissance du travail accompli, nous sommes touchées, bouleversées, heureuses, nous sommes embarquées avec eux.
PL : Cela rejoint la question de l’engagement, la question du lien. Et c’est très satisfaisant de recevoir un mail annonçant qu’un jeune va avoir la protection subsidiaire, ou un autre le statut de réfugié, de recevoir un « Merci pour tout ce que nous n’aurions pas pu faire sans vous ». Mais c’est satisfaisant parce que cela relève du lien. Ce n’est pas pour autant que notre travail ne nécessite pas de reconnaissance autre.
Jusqu’où pouvez-vous aller dans votre engagement, jusqu’où pouvez-vous donner de vous ? Quel horizon de clôture ?
PL : Tout dépend s’il s’agit de l’engagement de soi, de l’engagement professionnel ou de l’engagement dans une situation. J’essaie d’avoir le même engagement avec tout le monde, bien qu’il diffère forcément, car chaque patient a ses particularités.
EP : Notre objectif ici est de recréer du lien, quel qu’il soit, chez des personnes qui sont en rupture avec leur pays, avec leur culture, avec leur famille, leur histoire, et pour qui l’exil est souvent l’acmé de tout un parcours. Cela vient détruire la notion de lien, la remettre quasiment à nu. Il n’y a pas d’horizon de clôture tant que le travail que nous faisons est là pour porter cette dimension de lien.
PL : Si nous nous fixons des objectifs ou si nous avons un projet avec la personne, ce n’est pas parce que ce projet-làva être atteint à un moment qu’il n’y aura pas d’autre projet par la suite.
EP : La difficulté, c’est aussi que le parcours d’intégration est beaucoup plus long que le parcours de soins. Souvent, les patients reviennent au Centre Primo Levi pour engager une réunification familiale après un moment d’arrêt de suivi, par exemple, parce qu’ils ont expérimenté ici une qualité de lien. Le Centre Primo Levi, c’est le point de démarrage, presque, de leur intégration institutionnelle. Car cela se joue avec l’institution avant de se jouer avec chacun d’entre nous.
Propos recueillis par Juliette Ratto, assistante communication et plaidoyer