La dépression est un trouble psychiatrique dont les conséquences sont telles que, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elle est l’une des principales causes d’années de vie perdues corrigées de l’invalidité. Dans les pays développés, elle pourrait avec la transition épidémiologique prendre la tête des causes de morbidité (1). La dépression est l’une des maladies psychiques les plus répandues en France (7,8%), particulièrement chez les jeunes femmes (13,2% chez les femmes de 20 à 34 ans) qui sont nombreuses à présenter des taux élevés de morbidité sociale et de symptômes dépressifs, souvent non dépistés et non traités. L’issue la plus tragique est le suicide : en cas de dépression, le risque suicidaire est multiplié par 11 (2).
Ce constat est particulièrement vrai pour celles qui expérimentent des difficultés socio-économiques, comme c’est le cas des femmes dont la famille n’a pas de logement fixe. Ces familles sont en majorité d’origine étrangère, de par l’accroissement du nombre de familles demandeuses d’asile et la capacité insuffisante des centres d’accueil.
Ces familles cumulent de multiples difficultés : celles des autres familles en situation de précarité (facteurs socio-économiques), à laquelle s’ajoutent leur situation de « sans domicile » (instabilité résidentielle, conditions de logement) et les problèmes spécifiques liés à leur migration(méconnaissance du système de santé français, barrière de la langue). Les familles sans logement sont ainsi entrainées dans une spirale de difficultés économiques et de souffrances sociales (3): la pauvreté qui induit des niveaux élevés de stress et des conditions de vie négatives comme la précarité alimentaire (4), les problèmes de logement avec des conditions d’hébergement inadaptées aux familles (manque de literie, absence de cuisine, de salle de bain, de possibilité de recevoir des amis…), la relégation à la marge de la société et l’isolement avec des hébergements éloignés des transports, des structures sanitaires, sociales et administratives, ainsi que des difficultés à parler, écrire et lire le français (5), l’accumulation des tâches à assumer, surtout pour les mères seules et l’absence de travail ou travail pénible et peu valorisant. Cet environnement interagit aussi avec les facteurs de risque biologiques, comme la vulnérabilité génétique (par exemple le gène du transporteur de la sérotonine) (6). Les traits de personnalité, le stress de vie, le milieu familial perturbé (stress prénatal, soins parentaux, pratiques parentales et disciplinaires), l’exposition à la violence , les problèmes de santé somatique (exemple le diabète) ou la toxicomanie représentent aussi des facteurs de risque souvent présents dans cette population vulnérable.
A ces déterminants, s’ajoute le contexte migratoire qui peut être source d’évènements difficiles et d’angoisses. Les raisons qui ont amené les personnes à quitter leur pays d’origine (misère, guerre, climat politique, catastrophes naturelles), le parcours migratoire complexe, les conditions de vie et les difficultés d’insertion à l’arrivée dans le pays hôte peuvent être vécues comme des traumatismes. En effet, les mères sont souvent hantées par des pertes (d’un ou plusieurs enfants restés dans le pays d’origine, d’un emploi, d’une reconnaissance sociale, d’un réseau social, familial et amical) et vivent avec la honte de leur situation que peu de personnes – dont les professionnels de santé – comprennent (7). Elles peuvent s’isoler, culpabiliser et ne pas parvenir à s’ancrer dans le pays d’arrivée où elles peuvent être victimes de discriminations. Ces difficultés peuvent entrainer des troubles de la santé mentale comme la dépression ou l’état de stress post-traumatique qui s’ajoutent à des conditions de vie défavorables. Ces troubles de la santé mentale, peuvent à leur tour entrainer une exclusion sociale, pouvant aggraver la précarité sociale et administrative déjà existante. Ces différents facteurs constituent des obstacles importants au diagnostic et à une prise en charge adaptée de ces pathologies.
Les familles sans domicile et l’étude ENFAMS
Les familles sans logement sont souvent exclues des enquêtes épidémiologiques menées en population générale et peu représentées dans les rares enquêtes menées auprès des personnes sans domicile. Pour répondre à cette lacune, l’Observatoire du Samusocial de Paris a mis en place en 2013 l’étude ENFAMS (ENfants et FAMilles Sans logement) auprès de familles hébergées en hôtel social, en centre d’hébergement d’urgence (CHU), de réinsertion sociale (CHRS) ou pour demandeurs d’asile (Cada) en Ile de France (8). Les objectifs étaient de fournir une estimation, à un temps donné, de la taille de cette population, et de décrire les conditions de vie et de santé de ces familles. Le nombre de familles sans logement en Île-de‑France a ainsi été estimé à 10 280, soit environ 35 000 personnes, dont 17 660 enfants âgés de moins de 13 ans.
Des conditions de vie éprouvantes et une santé mentale altérée
L’étude ENFAMS a montré que les familles sans logement fixe étaient en majorité composées de parents nés à l’étranger, arrivés en France depuis en moyenne 5 ans et ayant des enfants nés principalement en France. Au-delà des effets liés aux conditions de vie matérielles sur l’état de santé des personnes, certaines études ont montré l’importance de facteurs liés à la perte du lien social, mais aussi des discriminations, pour expliquer l’état de santé des immigrés, récemment arrivés en France et en situation de migration contrainte, particulièrement chez les femmes et chez les personnes en situation de demande d’asile (9). La majorité (62%) des femmes dans notre étude ont subi différentes formes de violence ayant motivé ou accompagné l’exil : à titre illustratif, 80% avaient vécu la mort inattendue d’un être cher, 49% avaient vu quelqu’un se faire tuer, 38% avaient vécu personnellement des actes de guerre, 37% ont été agressées par un proche, 36 % avaient été violées. A ces drames s’ajoutent des conditions de vulnérabilité sociale dont les femmes font l’expérience après leur arrivée en France. Ainsi, elles se retrouvent dans des situations administratives et financières précaires (revenu médian de 220 euros par mois dans Enfams). La moitié de ces familles est monoparentale et 22% a trois enfants ou plus. Ces familles vivent dans des hébergements souvent surpeuplés et privés de confort : 30% n’a pas de toilettes ou douches privatives et 41% des enfants dorment dans le lit de leurs parents. L’autre caractéristique des familles sans logement fixe est qu’elles subissent une forte mobilité résidentielle, et des niveaux élevés de précarité alimentaire qui frappent huit familles sur dix (10). Les conditions de vie des mères sans-domicile sont éprouvantes : 14% ont déjà passé la nuit dehors, 47% sont sans-domicile depuis plus de 2 ans et 39% sont en situation d’instabilité résidentielle (moins de 6 mois dans le dernier hébergement).
L’étude a montré que les conditions de vie dégradées des familles sans logement fixe sont associées à des difficultés en termes de santé mentale chez les mères, en particulier au risque de dépression (11). Les mères de familles sans logement ont une probabilité élevée de souffrir de dépression (29%) et d’ESPT (24% vie entière et 16% au cours des 12 derniers mois), d’avoir un risque suicidaire (18%) et cela peut avoir un retentissement sur les difficultés psychologiques des enfants (12). Ces familles cumulent de multiples difficultés communes avec les autres familles en situation de précarité mais logées, comme le renoncement aux soins médicaux associé à la dépression des mères (13). Elles font face par ailleurs à des difficultés spécifiques à l’absence d’un domicile, comme l’instabilité et la mobilité résidentielle ; ainsi qu’à des difficultés spécifiques à leur migration, comme le départ du pays d’origine pour une cause violente. Les analyses ont montré que la dépression et l’état de stress post-traumatique étaient très intriqués et que les femmes souffrant de dépression et d’ESPT cumulaient les difficultés de santé et sociales (problème de santé, risque suicidaire, mauvaise couverture sociale et isolement social).
Conclusion
Les systèmes d’hébergement ont été initialement développés pour l’accueil d’hommes seuls. Actuellement, les familles sans logement sont accueillies dans des hébergements initialement prévus pour des situations d’urgence et donc inadaptés à des longs séjours (isolement, absence d’infrastructures et de confort minimum). Cette difficulté sociale est souvent aggravée par des troubles de la santé mentale renforçant l’isolement de ces familles dont l’accès aux soins est déjà limité.
D’après nos résultats et des études interventionnelles menées aux Etats-Unis certaines recommandations s’imposent : reloger les familles dans des logements adaptés à leur accueils et stables, adapter les services à l’accueil de personnes ayant vécu des traumatismes ou souffrant de dépression, prendre en charge l’ensemble des membres de la famille (parents et enfants), proposer régulièrement du soutien à la parentalité, et élargir les services centrés sur le développement de l’enfant (maternité, PMI, accès à un mode de garde avant l’entrée à l’école, médecin de premier recours et médecine scolaire). Pour assurer des services et des soins de qualité, une formation spécifique à l’accueil de personnes précaires doit être mise en place pour le personnel accueillant les familles sans logement (parents et enfants). Ainsi, le système de santé de droit commun et les professionnels en soins primaires pourraient profiter de l’opportunité qu’offre chaque contact avec ces familles pour dépister les troubles de la santé mentale tant chez les mères que chez leurs enfants, et les aiguiller vers les structures existantes pour faciliter leur accès à aux soins. Etant donné le nombre croissant de familles sans logement, les taux élevés de dépression et de syndromes de stress post-traumatique maternels et leurs répercussions sur les difficultés émotionnelles et de comportement des enfants, le soutien à ces programmes devrait devenir une priorité élevée en matière de santé publique.
Stéphanie Vandentorren, Direction des régions, Santé Publique France
M. Roze, Judith Van der Waerden, M. Melchior, Sorbonne Universités, UPMC Univ Paris 06, INSERM, Institut Pierre Louis d’Épidémiologie et de Santé Publique (UMRS 1136), Équipe de Recherche en Épidémiologie Sociale, Paris, France
Références
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