Echanges entre Agnès Afnaïm et Pamela der Antonian, médecins généralistes.
Une douleur présentée au médecin généraliste peut-elle signifier une forme de dette que l’on a envers un tiers ?
Agnès Afnaïm : C’est possible, oui. Un jour, un jeune homme s’est présenté au Centre Primo Levi avec une douleur physique intense qui l’empêchait de vivre. Elle se situait au bas ventre, était directement liée aux sévices subis de manière répétitive. Pourtant, aucun objet contondant n’avait lésé ses tissus ou endommagé leur fonctionnalité. Il avait mal constamment et ne parvenait ni à se reposer ni à manger. Je lui ai alors proposé une séance de fasciathérapie afin qu’il puisse se détendre. Malgré son enthousiasme et son accord pour être touché au niveau du ventre, il s’est mis à se crisper alors qu’il était jusqu’ici complètement détendu. J’ai mis mes mains ailleurs, cherché à être moins « confrontante », mais rien ne l’a détendu. Allongé sur la table, il me dit : « Oui, oui, je sais. Cette douleur… elle ne peut pas partir. Ce n’est pas une douleur physique, cette douleur, elle est morale et plus que ça encore. C’est mon frère mort. » Cette séance avait permis à ce jeune de se rendre compte qu’il se sentait coupable de la mort de son frère et que, pour le moment, il ne pouvait pas y toucher. Cette dette était à la fois la crypte de son frère et le don de sa souffrance à celui-ci.
Pamela der Antonian : Un autre exemple que nous pouvons rencontrer dans la clinique concerne les grossesses. Il arrive qu’une femme rencontre un homme sur le territoire français, dont elle tombe enceinte. La relation peut aboutir à des violences conjugales, à des véhémences d’origine financière où un géniteur prend la domination sur la mère… et c’est un peu par dette qu’elle reste dans cette relation et se prépare à enfanter.
AA : Oui, une femme isolée, une fois en France, se retrouve dans un dénuement absolu, au niveau matériel, moral, psychologique. Si un homme lui tend la main, elle peut la saisir pour se relever. Elle n’a pas de réel sentiment d’amour pour lui, ne souhaite pas vraiment s’engager. Mais il lui a donné un enfant et elle se sent en dette vis-à-vis de lui ; donc elle le fait père. Ce n’est pas vraiment dit, mais cela s’entend dans le discours.
PDA : Par ailleurs, une grossesse peut faire réparation pour une mère qui a subi des agressions devant des témoins directs, comme les membres de sa famille. Une nouvelle naissance, au sein d’une fratrie déjà existante, permet aussi de retrouver un statut. Après la honte, il est possible que la grossesse puisse soulager, remettre du sens à un endroit où le statut de mère a été violé.
AA : Pour ce qui est de notre place de médecin, nous donnons aux patients de notre disponibilité interne au-delà de notre savoir et de nos compétences. Et pour eux, cela peut représenter une dette très importante. Tout ce que nous faisons pour eux et que jamais ils ne pourront compenser, annuler, rendre, aplanir. Alors que nous recevons aussi. Nous recevons toutes sortes de cadeaux, que ce soit au niveau alimentaire, des objets, du parfum, des vêtements. C’est leur reconnaissance, leurs remerciements, mais c’est aussi pour essayer de combler ce décalage.
PDA : Y compris dans les situations d’extrême précarité. Une personne qui ne se nourrit pas apporte à manger. Ou alors, une personne t’observe et va t’offrir quelque chose de très fin par rapport à qui tu es. Un peu comme si elle avait reçu ta personne. C’est assez touchant parfois.
AA : Personnellement, je suis gênée lorsque les patients disent : « Avec tout ce que vous faites pour moi, jamais je ne pourrai vous rendre. » Pourtant, j’explique que c’est ma mission, c’est notre travail, c’est notre engagement. Par ailleurs, nous sommes salariées. Il existe un cadre. Alors, que faire avec ces paroles ?
PDA : Je rencontre aussi ces situations où il m’arrive d’entendre « sans vous », «grâce à vous », « je n’en serais jamais arrivé là », etc. Parfois, des larmes coulent. Mais cela n’a pas le même sens pour tous les patients. Certains sont sur un versant paranoïaque, dans ce cas je réponds que ce n’est que mon travail. D’autres sont dans la séduction, alors je pose des limites. Pour répondre à cette dette immatérielle, je leur dis que leur mieux-être, c’est ma récompense.
AA : Lorsqu’une implication est forte dans l’évolution d’une prise en charge, que des personnes me disent : « Vous êtes comme ma mère », par exemple, je les oriente vers les psychologues. Si je suis face à un transfert important, je préfère le diffracter sur d’autres soignants. Donc, généralement, ces paroles ne durent qu’un temps, puis cela évolue vers autre chose.
Arrive-t-il que des patients viennent avec une douleur engendrant une demande de soin incessante qui vous serait adressée comme si celui-ci était dû ?
AA : Pour les personnes qui ont subi des violences dans leur pays d’origine, qui arrivent ici avec un récit et qui ne sont pas reconnues par les administrations, cela peut provoquer une demande de reconnaissance, de compensation de cette dette que le monde entier a contractée à l’égard de la victime. Ce sont des demandes qui sont pluri-formes, qui surenchérissent.
PDA : Elles sont immenses et ne sont pas dimensionnées à l’échelle de l’équipe. En tant que médecin, il nous arrive aussi d’être un médiateur du don et de la dette, par exemple auprès de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) ou des instances d’asile. Je ressens ce poids de la dette au niveau de l’accompagnement lorsque je cherche, par exemple, à faire reconnaître un handicap lié aux violences : un homme ou une femme mutilés, une personne qui a perdu la vue, etc. La reconnaissance de l’équipe ne suffit pas. Cela passe à un autre niveau, celui de la société. Nous fournissons donc le travail qu’il faut pour aider à ce que cette reconnaissance puisse émerger dans l’instance ou l’organisme qui peut créer du soulagement chez la personne. Les patients à qui la reconnaissance par la MDPH ou un titre de séjour pour soins est refusé ont tendance à nous prendre comme bouc émissaire. En tant que médecin, je deviens un peu spectatrice d’une dette béante qui ne parvient pas à être comblée. Pourtant, je me doute que telle prothèse a été installée suite aux violences. Je suis alors dans le don en redonnant de la sécurité, de l’espoir, du contenu médical réactualisé, comme, par exemple, une prise de sang. Leur fournir de l’information leur permet de ne pas être uniquement dans l’attente.
Est-ce qu’en cas de non-reconnaissance de la part d’une instance publique, vous parvenez à rétablir ce ressenti de dette ?
AA : A travers nos certificats médicaux, oui. Un jour, je reçois une dame. Elle n’avait pas de trace visible sur le corps. Aucune. J’ai alors décrit son parcours, sa situation, son vécu intérieur et intime, psychique. Lorsque je lui ai lu mon certificat médical, elle s’est mise à pleurer parce qu’elle s’était reconnue dans ce qu’elle vivait intérieurement, intimement. La première vertu d’un certificat, c’est que la personne puisse se reconnaître dans ce qui est dit. Et puis, ce faisant, espérons que cela puisse être audible et entendu par les officiers de protection de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides et les juges de la Cour nationale du droit d’asile. Cette reconnaissance par une instance publique demeure importante.
PDA : Nous pouvons également nous appuyer sur la pharmacie du Centre Primo Levi. C’est une autre forme de réponse à ce que la Sécurité sociale ne reconnaît pas comme une souffrance suffisante pour accorder un remboursement. Le public que nous recevons n’a pas accès à ces médicaments. C’est vrai que nous sommes dans le don matériel aussi : des médicaments, des serviettes hygiéniques, du dentifrice, du gel douche… Et puis, prendre le temps, que ce soit par l’écrit ou l’écoute, attester que nos patients ne sont pas fous parce que tous leurs examens sont normaux. Nous pouvons dire : « Vous souffrez quand même et moi, je reste médecin pour vous. » En droit, il existe une notion d’imputabilité qui ne se retrouve pas au niveau de l’asile. Il s’agit de la possibilité de considérer une personne du point de vue matériel et du point de vue moral comme l’auteur d’une infraction. Ce sont des médecins qui rédigent des certificats auprès de la cour pénale ou civile pour chiffrer le dommage subi par la victime, que l’on appelle la réduction physiologique. Cela permet une reconnaissance, même si les critères sont très réducteurs.
Est-ce qu’il existe des formes de douleur qui cessent quand il y a eu l’obtention d’une protection juridique ou d’un titre de séjour ?
PDA : Oui ! Une femme me disait en consultation qu’elle avait mal de la tête aux pieds. Elle était très fatiguée. Elle avait passé de nombreux examens dans les hôpitaux avec un bilan très conséquent. Suspicion de fibromyalgie. Et puis, un jour, je ne l’ai plus vue et j’apprends qu’elle a eu le statut de réfugiée, avec la possibilité de travailler. Cette dame, qui ne se levait pas, qui avait des compulsions alimentaires, qui vivait sous antalgique fort, est devenue une autre personne. Ses cheveux ont repoussé, elle n’avait plus mal.
AA : De même au niveau psychique. J’avais un patient qui avait beaucoup d’hallucinations au point de ne pas pouvoir prendre le métro. Progressivement, j’avais été amenée à augmenter les doses de neuroleptiques. Et un jour, il a eu le statut de réfugié et m’a dit qu’il ne pouvait plus venir. Deux ans plus tard, il était devenu méconnaissable. Il avait repris du poids, parlait parfaitement français, suivait une formation. Il a des amis et plus aucune hallucination. Parfois, il m’arrive de dire aux patients : « Est-ce que vous pensez à ce que je vous dois, moi !? »
Propos recueillis par Marie Daniès