Quel travail kinésithérapeutique auprès des patientes victimes de viol et plus largement des patients victimes de torture ?
La profanation du sacrum, les jeux barbares où le corps devient champ de bataille, lieu de décharge de semences empoisonnées, laissera chez nos patients des traces indélébiles. Des corps mutiques, sous le choc, victimes de la banalité du viol, des corps devenus objets de l’anéantissement d’un être, d’une famille, d’une collectivité.
La main à l’écoute y ressentira une densité pierreuse, une immobilité figeant les mouvements du bassin comme ceux de la colonne vertébrale et du reste du corps, qui conduisent à des douleurs locales ou à distance.
Les tests de mobilité nous permettent de déceler des os iliaques raidis, perclus, pétrifiés. La chaîne myofasciale des rotateurs internes de hanche, est alors figée, verrouillant les membres inférieurs sur la tombe de l’amour, les sens en prison. Les corps sont emmurés dans le silence du refus, et disent « non » là où ils n’ont pas eu le choix de donner leur désaccord.
Une écoute délicate, lorsqu’elle est possible amène parfois des mots sur le ressenti des patientes, de « ce que l’on ne peut pas dire à tout le monde », de ce désir de refermer à jamais cette brèche ouverte, marque de l’humiliation et de la honte de ce que porte ce corps souillé des images de scènes traumatiques, de la peur de cette « mort dans le ventre ». Des interrogations autour de la sensation de « décomposition intérieure », de cette solitude, ce face-à-face avec ce corps meurtri, honteux, douloureux.
Les patientes questionnent : « Y a-t-il encore de la vie dans ce bas ventre ? »
« Est-il dangereux pour la santé de ne plus faire l’amour ? ».
Nous cherchons à accompagner nos patientes vers une intimité bienveillanteavec leur corps, pour se remettre à en prendre soin, à l’aimer, le mouvoir, l’écouter, le faire sien à nouveau, lui redonner une mobilité vivante.
Cela passe par un travail tissulaire, des exercices de prise de conscience de mouvements du bassin, des exercices visant à la recherche d’un équilibre, d’un ancrage, d’une exploration des mobilités du corps dans l’espace, d’une reconquête de soi.
Rechercher une verticalité, travailler une démarche, retrouver son identité corporelle.
La main à l’écoute d’un corps qui ne dispose que de lui-même pour faire entendre la souffrance d’un sujet
Lorsque la subjectivité de l’être est bafouée, outragée, le corps objet occupe le devant de la scène ; il arrive alors que les parties du corps sur lesquelles le bourreau s’est acharné deviennent le lieu de manifestations physiques exacerbées. Une main se met à enfler démesurément ; les douleurs s’intensifient, le sommeil s’esquive, les sensations d’être sur le point « d’exploser » s’installent ; le corps « hurle » sa peur, sa colère, son sentiment d’injustice.
Des corps, bavards de leurs symptômes, des segments de membres s’agitent comme si les mouvements pouvaient desserrer la souffrance. Soudain, des gestes « coup de pied », « coup de poing », à la recherche de mouvements susceptibles de les débarrasser d’une présence dérangeante, de l’ombre du bourreau.
Quand les mots ne peuvent plus se frayer de passage, qu’à travers le corps et ses symptômes, la main à l’écoute du corps du sujet tente d’apaiser la détresse des tissus.
Lorsque la violence réduit l’humain au silence, la souffrance s’incruste, étouffe les mots, n’autorisant que le corps à en dire quelque chose.
Il y a des moments où l’on reste sans voix, où la pensée s‘immobilise, seul le corps parle de son agitation intérieure, de son mal être envahissant.
Quand la souffrance physique et psychique se conjuguent, enchevêtrées, miscibles, les êtres s’étiolent, se mutilent, se fanent, s’éteignent, s’immobilisent.
Tel un équilibriste marchant sur un fil, depuis longtemps déjà éreinté d’avoir puisé au fond de ses ressources pour arriver jusqu’à nous, avec le secret espoir d’une terre d’asile où «serait légitimée son appartenance au monde, son bon droit à l’exister et à la justification de sa persévérance à être. »[1]
La pluridisciplinarité est au cœur de notre travail au Centre Primo Levi, avec pour objectif de prendre soin, en commun, de ce fil d’or qui relie le patient au désir de vivre. C’est une composition de morceaux choisis à 2, 3, 4 ou 5 cliniciens.
Sylvia Tartaglia, kinésithérapeute, lors du colloque « Langage et violence. Les effets des discours sur la subjectivité d’une époque » du Centre Primo Levi en 2011.
[1] Claude Bochurberg, La relation inachevée: une approche phénoménologique de la relation ostéopathique .éd.L’harmattan. 1991, page 74