La mort d’un proche, quitter son pays constituent des pertes. Dans le récit de la demande d’asile, elles sont souvent évoquées. Dans quelle mesure sont-elles considérées ? Entretien avec Aurélia Malhou, juriste au Centre Primo Levi
Existe-t-il un statut attribué à la perte dans la demande d’asile ?
Cette notion n’existe pas en tant que telle dans les textes. Ce n’est pas comme la torture ou les violences sexuelles qui sont des atteintes qui permettent de qualifier la personne de vulnérable. Il est cependant important que le demandeur d’asile parle de ces pertes qui l’atteignent psychiquement si elles sont en lien avec les menaces qui pèsent sur lui. Le fait qu’un membre de la famille subisse des persécutions ou meurt à sa place est une conséquence des menaces. C’est une persécution par ricochet.
Au vu de la jurisprudence, il est possible d’évoquer une perte comme un fait nouveau dans le cadre d’un réexamen de la demande d’asile. Par exemple, que la famille au pays ait été inquiétée ou de nouveau inquiétée, convoquée par la police ou même arrêtée du fait de la fuite du demandeur d’asile peut être qualifié de fait nouveau. C’est d’ailleurs une pratique courante dans de nombreux pays car c’est un moyen de faire pression sur la personne qui est partie. On la retrouve en République démocratique du Congo, en Guinée, en Tchétchénie, en Angola, au Sri Lanka, etc. La personne en demande d’asile se retrouve dans un paradoxe puisqu’à travers sa fuite, elle a aussi cherché à protéger sa famille. Malheureusement, dans la réalité, c’est souvent cette dernière qui est alors menacée à sa place.
Quels sont les effets de ces disparitions, menaces, voire morts sur le patient en procédure d’asile ?
Ce qui arrive à la famille restée au pays est une préoccupation centrale pour le patient. Cela occupe beaucoup de place psychiquement, d’où l’importance d’un suivi psychologique qui permet un réajustement de la responsabilité.
Cette inquiétude pour la famille est d’autant plus pesante que la personne est souvent obligée de solliciter ses proches pour témoigner ou apporter des éléments de fait sur ce qui s’est passé. C’est important de préciser dans la demande d’asile ou de réexamen les circonstances dans lesquelles les documents produits (convocation de la police, mandat d’arrêt émis dans le pays d’origine) ont été récupérés, s’il y a eu des conséquences sur les membres de la famille : menaces, persécution, arrestation, etc. Or, c’est très compliqué pour le patient de demander à ses parents, frères ou sœurs de bien vouloir témoigner parce que souvent, les violences subies au pays peuvent être reprochées à celui qui est parti. Surtout si les menaces sont liées à l’engagement politique du demandeur d’asile parce qu’il s’agit d’une décision qui lui est propre. Cela peut arriver qu’on lui reproche de ne pas mesurer les conséquences de ses actes. Les accusations se ressentent dans les lettres, les témoignages qui lui sont transmis, ce qui plonge le demandeur d’asile dans une forte culpabilité.
Il est donc très douloureux de faire appel à sa famille pour assurer sa propre protection. Cependant, c’est important de le rapporter dans le récit car cela permet de préciser l’ampleur des menaces et des persécutions.
La perte peut donc s’entendre de différentes manières. Il y a celle en tant que motif de départ – perdre sa sécurité -, mais aussi celle liée à l’exil – quitter sa famille, sa maison – et enfin celle en tant que conséquence sur les membres de sa famille – partir engendre des pertes au niveau de son entourage. Comment en rendre compte dans la demande d’asile ?
La mort et la disparition directement utilisées en moyens de pression sur le demandeur d’asile sont des éléments à apporter en tant que fait nouveau dans le cas d’un réexamen. Cependant, une menace pourrait aussi être qualifiée comme une perte. Le lien aux proches restés au pays est atteint. S’il y a eu des violences physiques, le corps de la personne est abîmé. On ne peut pas revenir en arrière. Un autre point important qui n’est pas toujours pris en compte, est la séparation d’avec les enfants. Du point de vue humain, laisser ses enfants au pays est une perte, même si elle n’est peut-être pas définitive. Ce sont des instants partagés qui sont manqués, le père ou la mère n’est pas présent pour les voir grandir, pour les anniversaires, etc. C’est un temps que l’on ne retrouvera plus. La question est souvent posée par les officiers de protection ou les juges cependant, elle est souvent vécue comme un jugement : « comment se fait-il que vous soyez parti sans vos enfants ? ». Se renseigner à ce sujet permet de mieux comprendre la fuite mais cela place les demandeurs d’asile dans une grande culpabilité. Comme si l’abandon de leurs enfants leur était reproché alors qu’en réalité, vu les menaces imminentes, ils n’ont pas eu le choix. Dans la demande d’asile, partir et laisser ses enfants au pays ne semble pas être un indice du bien-fondé des craintes. Pourtant, j’ai souvent entendu des patients, notamment des mères, me dire face à un rejet « mais si ce n’était pas vrai, pourquoi aurais-je laissé mes enfants ? ». Pour eux, c’est une preuve de leur bonne foi. D’autant plus que la non reconnaissance du statut de réfugié empêche qu’une procédure de réunification familiale se mette en place, ce qui éloigne l’espoir de retrouver ses proches et accroît le temps perdu avec eux. Il arrive que les familles se retrouvent au bout de longues années, voire pas du tout : c’est une situation dramatique qui ne me semble pas suffisamment prise en compte dans les décisions.
Dans le recueil du récit, ces éléments sont importants pour obtenir une protection. Cela ne doit pas être évident d’évoquer ces pertes. Comment faire pour respecter le patient tout en amenant des preuves solides au niveau juridique ?
Le positionnement que je tiens est celui de partir de la parole du patient. Dans un premier temps, j’adapte le récit en fonction de ce qu’il amène. Si certains éléments ne sont pas abordés et qu’ils sont importants pour la demande d’asile, j’essaie d’être délicate. Par exemple, je vais demander où se trouve la famille aujourd’hui. Parce que si la famille est amenée à se cacher après le départ ou à se déplacer, à déménager en raison des persécutions, il est nécessaire de l’indiquer aussi bien en réexamen qu’en première demande.
Tout comme il est important de mentionner si un proche est menacé, recherché ou tué à la place du demandeur d’asile afin d’insister sur le bien-fondé des craintes. Mais c’est une démarche difficile. Je peux par exemple, demander avec qui il vivait et où il vivait (au sein du domicile familial ou sur le même terrain). Dans le formulaire pour l’OFPRA, la question de savoir où se trouvent les frères et sœurs est posée, donc s’ils ont eux aussi fui le pays, c’est possible de le mentionner.
Si la personne ne parle pas d’elle-même des différentes pertes vécues, il est possible de s’appuyer sur certaines questions autour de la famille. Si le patient aborde la mort d’un proche, je vais lui demander de préciser dans quelles circonstances ce décès a eu lieu car en cas de lien avec les persécutions, il faut que cela apparaisse dans le récit. C’est un sujet qu’il n’est pas facile d’aborder mais qui participe à un récit étayé.
Je pense à un monsieur qui a appris au moment de la préparation de son dossier de réexamen le décès de sa mère. Il en a été énormément affecté et culpabilisait d’autant plus que ses proches restés au pays avaient déjà dû déménager à cause de menaces liées à sa fuite. C’est un exemple qui est loin d’être rare.
Dans ces moments de deuil, je ne poursuis pas le récit, j’écoute la personne sans prendre de notes. Le demande de réexamen reste en suspens pour laisser à la personne un temps pour vivre sa souffrance, sans être préoccupée par des demandes qui peuvent être douloureuses. Je précise qu’elle peut reprendre contact avec moi dès qu’elle se sentira prête. Relater ces faits nouveaux entraîne une action, comme celle de récupérer les documents légaux pour attester de ces événements. Ce n’est donc pas uniquement une mise en récit, il existe une confrontation à la réalité qui se traduit par la demande de pièces à des proches qui sont en deuil, ébranlés par cette perte. Donc généralement, je reprends une fois que la personne se sent prête à évoquer les faits pour les présenter dans le cadre de l’examen de sa demande d’asile, ce qui va montrer à quel point elle est persécutée.
Est-ce que le récit ou l’obtention d’un statut de protection a un effet sur ces pertes vécues ?
L’obtention d’un statut de protection est une reconnaissance qui peut avoir un effet thérapeutique mais qui ne résout pas tout ce à quoi est confrontée la personne. Il arrive, notamment pour des patients qui sont en procédure depuis de longues années, qu’il y ait des décompensations psychiques. Cependant, on peut imaginer que cette mise en récit est une étape dans le processus de deuil. Un temps est fait pour cette parole qui est recueillie et reconnue par celui qui accompagne cette mise en mots. Il est certain que l’obtention du statut vient donner sens à cela. Elle peut panser la blessure de la perte. Il en est autrement bien entendu en cas de décision de rejet qui elle, va raviver les douleurs de la perte.