Autour du film Fremont
Dernièrement, j’ai eu l’occasion d’assister à la projection d’un film qui m’a beaucoup interpellé sur cette notion de frontière, et sur le lien que celle-ci entretient avec mon travail de psychanalyste au Centre Primo Levi.
Ce terme de frontière, quand on l’associe au registre des violences politiques ou de l’asile, est très rapidement saturé d’images et de détermination signifiante dont il est difficile de se défaire, en raison de leur charge affective, morale et politique. J’ai, à ce sujet, le souvenir d’une expérience personnelle de ce que l’on appelle les « no man’s land » ou « no go zone », comme celle de Gaza/Israël. La frontière est ici moins zone tampon que zone de mort, lieu de désolation. On peut aussi penser à la Corée, à Chypre, aux Etats-Unis ; ce sont les frontières des États et leurs antagonismes. La frontière, c’est aussi l’obsession de la circulation des populations, au temps des virus et de l’identité. Elle se fait alors passoire qu’il faudrait rendre hermétique. Les frontières européennes en sont devenues le symbole.
Ces frontières, ce sont celles aussi de nos cultures, mode d’être, voire modalités de jouissance (façon de jouir de l’existence qui concerne autant le rapport à la religion que l’orientation sexuelle, politique ou autre), souvent frappées d’être incompatibles, faisant de la frontière un mode de solubilité ou de rejet. Notre champ, enfin, n’y échappe pas. La frontière, ce peut être celle instaurée entre un patient et le soignant qui le reçoit, entre un traumatisé, le thérapeute et son savoir ; entre une victime et son sauveur, dans une forme d’asymétrie de rapport de pouvoir que le discours scientifique ou médical, voire compassionnel ou « racisant » peut parfois participer à entériner.
Ce film conte l’histoire d’une jeune femme, afghane, ancienne interprète pour l’armée américaine, arrivée dans une petite ville des États-Unis après sa fuite lors de la prise de pouvoir des talibans à l’été 2021. Lors d’une scène inaugurale, sorte de dialogue subtil et teinté d’humour entre cette jeune femme et un compatriote à la nuit tombée, le fil rouge que va emprunter la narration et l’enjeu qui va animer les protagonistes semblent posés. J’en reproduis ici un extrait :
- Le garçon : Tu as remarqué que les étoiles sont toujours en mouvement ici ?
- La jeune femme un brin étonnée : C’est dans l’ordre des choses…
- Le garçon : Je n’en sais rien. À Kaboul, elles ne changent pas de place. Je ne sais comment on peut se sentir en sécurité dans un endroit où les étoiles se déplacent autant ?!
À travers ces paroles, c’est aussi l’angoisse existentielle – qui court tout le long du film – qui surgit ici : comment vivre dans un monde à la cartographie mouvante, où les frontières moïques, pourrait-on dire, sont mises à l’épreuve ? Et s’il y avait à lire dans ce film une définition de l’exil, elle engagerait moins une psychopathologie qu’une telle expérience subjective de délogement. Avec l’exil, la frontière devient une sensation, une expérience nouvelle. Les étoiles deviennent le lieu figurant la perte des coordonnées, non seulement spatiales, mais aussi intimes où se lirait quasiment la peur de l’interruption de la métonymie désirante. L’homme, en traversant les frontières, perd sa boussole, mais aussi la cause de son désir, pourrait-on dire en psychanalyse, qui est objet auquel il arrimerait son existence et qui s’évanouit à l’horizon. On se rappellerait ici Kant et ses méditations : « Que puis-je savoir, que dois-je faire, que m’est-il donné d’espérer ? » L’exil devient une traversée, sorte de moment de « désêtre » où se précipite la question de l’identité et s’aiguisent les limites et habiletés de chacun.
Une perte de sommeil persistante va entraîner cette jeune femme sur la route d’un psychiatre. Le premier entretien relèvera plus du retranchement que de la rencontre, où nous est présentée, non sans humour, une caricature de la figure du psychiatre. De prime abord, le personnage semble peu sympathique, engoncé dans son costume, un peu enfermé dans ses procédures et ses discours médicaux sur le traumatisme. Face à lui, la jeune héroïne, femme plutôt fière, ne semble pas accepter que son symptôme soit ramené à sa biographie supposée, ses coordonnées de migrantes, pauvre et traumatisée. Cette rencontre ne se fera qu’au prix, pour ce thérapeute, d’une « désidentification » de sa position, d’une déconstruction de son savoir, savoir scientifique qui renvoie le plus souvent l’autre à sa solitude. Ce film se déroulera désormais sous l’égide de ce dépassement des frontières comme de cette déconstruction des savoirs. Dépasser les frontières, défaire les ségrégations.
À cette jeune femme travaillant dans une fabrique de « fortune cookies », ces gâteaux chinois recelant autant de messages, proverbes et poèmes, ce thérapeute, là encore dans une scène teintée d’humour et de finesse, lui offrira le sien, en guise d’interprétation, comme de pacte : « Un navire amarré au port est à l’abri, mais n’a pas été construit pour cela. » Son patron chinois lui rappellera que « tous ceux qui partagent des frontières ont des choses en commun ». Là encore l’humour et la subtilité surgissent quand on sait que la Chine et l’Afghanistan partagent une singulière mini-frontière… de quelques kilomètres. Un compatriote de cette jeune femme, sensible à l’angoisse existentielle de celle-ci, prononcera également ces mots : « Un cœur peut s’emballer pour une autre nationalité. » De par ces ponctuations, comme autant de paroles ayant valeur d’interprétations, cette jeune femme sera conviée à se rendre disponible à ce que quelque chose surgisse dans sa vie, moins métonymie cette fois – retrouver le sommeil – que métaphore – celui du droit de rêver -, faisant place ainsi à l’espérance plutôt qu’à l’espoir, œuvrant, lui, le plus souvent pour les retrouvailles et le refus de la perte. On doit à Jankélévitch des intuitions très fines sur la nostalgie. Elle n’est souvent pour lui que la conscience de l’irréversibilité du temps et, de ce fait, une tentative de refus de ce qui s’impose pourtant comme irréversible et inéluctable. Le « fortune cookie » se fait désormais métaphore de l’impromptu dans la vie, une certaine disponibilité à ce que quelque chose se passe, saisie de l’opportunité, moment de « kairos ». Ainsi, dans ce film, le « fortune cookie » finit par devenir le nom même du signifiant : « Le bonheur que vous cherchez est dans un autre biscuit. »
C’est à cette proposition que nous invite ce film. Dès que l’on concède de la désappropriation, on déconstruit déjà de la frontière. L’exil, le désir, la rencontre thérapeutique, la psychanalyse sont des choses qui ne peuvent se concevoir qu’en dehors de la propriété et du lieu fixe. Il y a une affinité entre l’exil et la psychanalyse, cette dernière faisant du délogement de la scène originelle et du trébuchement de la parole un accès possible à la rencontre et au désir. Ce pressentiment de la psychanalyse rejoint celui des grands mythes. Si ceux-ci ont vœu à faire tenir un réel, ils nous rappellent que l’exil des frontières ou l’exil de soi ne sont pas nécessairement fatalité ou condamnation. Ulysse n’est-il pas une métaphore que le chemin vers son identité peut être à ce prix ?
Ces mythes, on le comprend, ne sont pas de simples récits pour enfants ou de simples fresques épiques, voire d’antiques légendes ayant cours dans toutes les sociétés humaines et en tout temps, ou un outil idéologique au profit de certains, comme disait Roland Barthes. Derrière leur dramaturgie apparaissent des expériences humaines, saisissables, partageables et transmissibles, le plus souvent, uniquement sous cette forme. À la question de cette femme, de son énigme, l’analyste, nommons-le ainsi, lui proposera comme exercice mythologique, le Croc blanc de Jack London. Cela me fait penser aux écrits de Rachel Rosenblum, psychiatre psychanalyste, auteur de plusieurs essais consacrés à l’élaboration des traumas extrêmes, qui évoque dans son livre, Mourir d’écrire, la nécessité parfois de reconstruire l’expérience de façon oblique en faisant appel aux mots des autres. Elle parle alors d’« hétérobiographie », utilisant une belle expression : écrire « dans le corps textuel de l’autre », qui permettrait de rendre parfois tolérable l’intolérable en vidant le récit d’une partie de sa charge affective.
Le film rappelle qu’on ne peut attaquer ces questions de front. On ne peut les aborder que dans l’oblique, la métaphore, le mythe, la poésie ; on doit faire appel aux mots des autres.
En changeant de logiciel ou de langue, du trouble du stress post-traumatique (PTSD) à Croc blanc, en dérogeant au cadre établi, en acceptant que cette femme ne peut être à l’heure de l’autre, au sens propre comme au figuré, le thérapeute pose la rencontre comme un moment entre deux battements. C’est à cette seule exigence d’un « pas tout dans le savoir » que se passent des frontières.
Passé la rencontre et le déboulonnage des frontières, le film aboutit ainsi à une expérience, jamais démentie, qui est celle à laquelle nous convie chaque jour notre travail clinique au Centre Primo Levi. Passées ces frontières, il est toujours étonnant, pour les cliniciens, de se laisser encore surprendre par l’extrême familiarité de ces rencontres. Passée l’étrangeté, c’est toujours, pour chaque sujet, quelle que soit son origine, le retour aux universaux : la famille, l’enfance, ses peurs et ses rêves, la détresse inaugurale, ce que Lacan nomme « la douleur d’exister ».
Jacky Roptin, psychologue clinicien et psychanalyste