Réparer son corps pour ne plus porter les stigmates de la violence favoriserait-il un rétablissement possible chez les personnes victimes de torture ? A travers une prise en charge commune, Pamela der Antonian, médecin généraliste et Nathalie Dollez, psychologue clinicienne questionnent les différents mouvements qui mènent au chemin d’un mieux-être.
Les atteintes au corps dans le cadre de violences intentionnelles posent la question de la réparation. Pour aller mieux, reprendre le cours de sa vie, faut-il effacer de son corps ce qui vient rappeler les blessures vécues ? Cicatrices, tatouages… Est-il nécessaire d’opérer une hanche, un genou accidenté ayant entraîné une démarche claudicante afin de laisser au passé ce qui appartient au passé ? À travers l’histoire et le parcours de monsieur X, nous verrons que la réparation peut prendre une forme plus symbolique que réelle.
Monsieur X se présente au Centre Primo Levi très abîmé par des sévices subis en prison. Sa jambe est impactée suite à différentes blessures. Il est tout d’abord emprisonné en raison des activités politiques d’un membre de sa famille et subit différentes formes de violence. C’est là qu’il est blessé une première fois à la jambe par arme blanche. Libéré, il sera à nouveau enfermé quelques années plus tard. Cette fois-ci, ce seront des blessures par balles qu’il recevra sur cette même jambe. Une fois en France, les plaies ne parviennent pas à cicatriser et nécessitent des soins. Il a du mal à marcher. Il est sans papiers, sans logement. Le centre de soins opte donc pour une prise en charge pluridisciplinaire, avec un suivi médical, psychologique et un accompagnement social et juridique. C’est la combinaison de ces différentes formes de soutien qui a permis à Monsieur X de s’ancrer dans le présent.
Quelle était la demande de réparation corporelle de ce patient et quels en étaient les enjeux ?
Pamela der Antonian : Ce monsieur présentait une fracture complexe du pied en lien avec un traumatisme dont il avait gardé une déformation. Il avait le mollet très atrophié. Sa jambe n’était plus irriguée par l’oxygène et les vaisseaux sanguins, ce qui engendrait des ulcères sur sa peau. Par ailleurs, il subissait constamment des rechutes de douleurs qui entrainaient un effet sur son état psychique. C’est un homme qui présentait des réminiscences, avec des états de dissociation. En consultation, il regardait dans le vide, souvent mutique. Tout le travail effectué conjointement avec la psychologue aura été de le sortir de la honte. Cette honte était associée aux violences sexuelles dont il avait été victime.
Nathalie Dollez : Ce qui était nodale chez ce monsieur, c’était en effet la question du viol. Ces violences arrivent assez souvent en prison, mais les hommes l’évoquent encore moins que les femmes. Les bourreaux le forçaient à avoir des relations sexuelles en échange de nourriture et c’est à partir du moment où il a refusé ouvertement d’être l’objet sexuel de ses geôliers que ceux-ci l’ont blessé à la jambe. Et puis il y a eu ces paroles additionnelles aux violences physiques : « Personne ne sait que tu es là, on ne viendra jamais te rechercher, tu mourras ici. » Cette blessure est devenue la marque des représailles exercées par les bourreaux. Le patient pouvait parler de sa jambe handicapée mais pas des violences sexuelles précédant cette blessure. Il a abordé le sujet plus d’un un an après le début de sa prise en charge, de manière très succincte, parce qu’il y avait un enjeu juridique.
PDA : D’autant que ce monsieur avait une gynécomastie, c’est-à-dire une glande mammaire développée. Je lui avais dit que c’était hormonal et qu’on pouvait en parler, qu’on pouvait la retirer. C’était d’autant plus dur qu’il en subissait les remarques pendant les scènes par ses bourreaux.
ND : Toutes ces atteintes, aussi bien physiques que verbales, avaient aussi pour but de le féminiser.
PDA : Il avait été humilié avec ces paroles. Il ne souffrait donc pas que de sa jambe mais aussi des associations qu’il faisait entre sa blessure et son traumatisme sexuel. La honte liée à ces intrusions de l’intime le réduisait au silence.
Comment prendre soin de ce corps après de telles violences ?
PDA : De ma place de médecin, je suis partie de la lésion puisqu’au départ, ce patient nécessitait des soins aigus associés à une profonde volonté de réparation. Je me suis donc tournée vers un centre hospitalier où j’ai collaboré avec une médecin vasculaire. À mon sens, le processus de réparation a commencé à partir d’un état des lieux de cette partie du corps. La prise en charge a commencé par des échographies, puis des radios, des consultations. La médecine apportait à cet homme des explications, des détails, des descriptions mis en lumière par des examens. Et c’est à partir de là que ce monsieur a commencé à libérer sa parole, petit à petit.
ND : C’est un monsieur qui était très silencieux. Il était discret même dans l’évocation de ses souffrances physiques. Ce mutisme était en partie lié à la question de l’humiliation, à la honte de son intimité effractée par le passé et à « l’impuissance » de son corps présent, de ce qu’il ne lui permettait plus de faire : marcher sur de longues distances, porter des charges lourdes. Faire l’expérience répétée d’être l’objet de jouissance de l’autre est difficilement dicible. La honte et la culpabilité sont des affects puissants qui verrouillent la parole. Le recours qu’il a choisi de faire auprès de la CNDA, après avoir été débouté du droit d’asile, nécessitait un complément d’éléments récents mais aussi des précisions sur la période de détention et les atteintes physiques dont il avait été l’objet. C’est à partir de ce moment qu’il a décidé de transmettre ces informations très intimes qui pouvaient compléter le dossier du recours. Il faut vraiment une contrepartie puissante pour affronter de nouveau des humiliations infligées et en témoigner. C’est important que ça ait pu circuler d’abord par la parole dans l’espace des séances. Les souffrances physiques étaient liées aux blessures, elles-mêmes liées aux violences sexuelles entrainées par sa volonté de préserver son intimité.
Dans le cas de ce monsieur, la réparation n’est donc pas passée par le corporel ?
PDA : En un sens, il y a eu une réparation corporelle parce qu’à chaque fois que ce monsieur réalisait lui-même ses soins, les plaies cutanées cicatrisaient. A l’inverse, dès qu’il marchait trop, qu’il était stressé, qu’il réalisait beaucoup de démarches, les lésions apparaissaient à nouveau. Mais pour élargir le sujet, il s’agit surtout pour les patients de parcourir le chemin symbolique de la réparation. Certains choisissent de ne pas opérer leur corps. Ils trouvent une manière de faire avec. Recourir à la chirurgie n’est pas une solution indispensable lorsqu’un travail autour du traumatisme est engagé. Beaucoup de patients ont eu des atteintes fonctionnelles ou cutanées, avec des enjeux esthétiques. L’idée n’est pas de se précipiter vers des chirurgiens, d’autant que la chirurgie amène aussi une douleur, recrée une plaie… Le travail réalisé avec ce monsieur témoigne en profondeur de ce qui se passe chez un patient atteint de traumatisme corporel.
Donc, ne prêter attention qu’à ce qui est apparent au niveau du corps ne suffit pas. Qu’est-ce qui participe aussi à cette réparation symbolique ?
ND : L’obtention du statut de réfugié, la mise à l’abri dans un logement redonnent enfin du souffle, du mouvement. Je pense que la réparation s’est accélérée à partir du moment où il a pu véritablement commencer une vie en France. Il est resté longtemps sans papiers et il tenait vraiment à apprendre le français afin de pouvoir effectuer par la suite une formation professionnelle. Il a pu envisager et s’engager dans un nouveau parcours, qui désormais, sollicitait moins son corps handicapé par cette blessure. Mais pour cela, il était nécessaire qu’il fasse le deuil de son corps d’avant, celui qui lui permettait de faire des travaux physiques. Cette réparation symbolique s’est construite de manière progressive. À titre d’exemple, il n’a pu évoquer ses enfants en consultation qu’au bout de plusieurs mois. Il ne les avait jamais mentionnés auparavant. Cette absence de parole autour de sa filiation vient donc dire à quel point cette posture de père, pour lui, était complètement entamée par un corps qui avait été féminisé par le viol. Il s’est réapproprié sa place symboliquement dans la parole. C’est un des effets d’un mieux-être.
C’est intéressant cette précision sur le fait de s’auto-soigner. Il faut savoir que cet homme était logé dans un lieu où les conditions sanitaires étaient très précaires. Malgré la saleté de cet hébergement, il parvenait à rester très digne. Il avait même réussi à se procurer une tondeuse pour se coiffer. C’était son seul bien et on le lui a volé. Il était toujours très élégant, très « soigné » dans sa présentation, il tenait à cette forme de politesse pour lui-même et les autres. Il a réussi à préserver un semblant, une présentation raffinée de lui-même sur la scène sociale, malgré ce qui s’effritait sous le vêtement.
Sortir du traumatisme passe-t-il par une réappropriation de ce corps ?
PDA : De ce que je peux observer de ma place de médecin, les patients parviennent souvent à déclencher des demandes à partir de douleurs physiques. Ils ressentent le besoin de faire une cartographie de leur corps et d’interpeller des intervenants médicaux spécialisés. Cela a son importance car cet état des lieux restitue du savoir, rend le patient conscient de son corps et rétablit un pouvoir le concernant. Cette phase d’information, d’exploration médicale restaure quelque chose sur lui-même. J’ai des patients qui se lancent avec moi dans une démarche chirurgicale, mais qui n’aboutit pas. Pour une raison ou pour une autre, le patient ne va pas se faire opérer. Pourtant, le processus peut aller très loin : jusqu’au chirurgien qui pourrait faire le geste. Une fois l’imagerie réalisée pour confirmer la suite de la prise en charge, le professionnel renvoie la demande au patient : « mais vous, qu’est-ce que vous ressentez maintenant ? Voulez-vous vraiment vous faire opérer ? » Symboliquement, on lui restitue quelque chose. C’est une sorte de boucle de savoirs qui se réalise et souvent, cette restitution transforme la demande initiale.
ND : Est-ce que ce n’est pas le propre du traumatisme, de laisser une trace ? Le travail consiste à ce que cela ne devienne pas envahissant, à ce que cela s’inscrive subjectivement au point que cela devienne une expérience du passé. C’est l’espace du transfert qui garantit, dans l’ici et maintenant, que cela advienne. Les patients disent souvent qu’ils veulent tout oublier, ils voudraient que ce réel advenu n’ait pas eu lieu. Sauf que c’est impossible puisque ça a eu lieu. Les demandes de réparation physique peuvent être pensées au travers du prisme de l’illusion. Une illusion, un espoir d’effacement des supplices inscrits à la surface du corps. Cette manœuvre de la pensée est certainement nécessaire au départ pour s’arrimer à quelque chose, pour cheminer psychiquement. Il n’existe aucun temps de préparation dans le traumatisme, c’est uniquement à rebours qu’il est possible de prendre le temps de l’élaboration psychique, d’une réappropriation, laquelle passe par le constat des dommages et des marques laissés par les violences. C’est un premier temps nécessaire, un instant de voir qui induit des affects liés au deuil notamment. Puis le temps pour comprendre, pour subjectiver les pertes réelles, s’enclenche. Le moment de conclure témoigne d’une reprise pulsionnelle, c’est-à-dire d’un réinvestissement du corps, de ce qu’il peut permettre de nouveau.
PDA : C’est très rare que la chirurgie soit dans la même dynamique que celle du traumatisme. Je pense notamment à des patientes victimes de violences sexuelles qui en gardent des séquelles physiques. Elles peuvent avoir des myomes, lésions dans l’utérus que l’on doit souvent retirer compte tenu des conséquences hémorragiques. Cependant, même quand ces femmes se font opérer, la notion du traumatisme perdure. Cela n’engendre pas la restauration espérée. Les cicatrices, les douleurs du corps amènent une réminiscence. Si le projet initial des patients porte bien sur la réparation, c’est plutôt de l’ordre de l’effacement, de l’évitement. Et puis au fil du temps, cette demande se modifie.
ND : Tout l’accompagnement, consiste à ce que les patients fassent un pont avec la vie au présent. Qu’ils aillent moins vers les reviviscences et s’ancrent dans la réalité. Avec la honte et l’humiliation des violences subies, la personne se retrouve dépossédée de son corps. Celui-ci ne lui appartient plus, les moments de dissociations amplifient ces ressentis. La question est de savoir comment se réapproprier ce corps que l’on a et dont le sujet s’est senti dépossédé dans l’expérience de la torture. Au Centre Primo Levi, les patients ont tellement été soustraits de leur corps, notamment au travers de l’expérience de douleurs extrêmes, que pour que celui-ci puisse « parler » (présenter des symptômes) encore faut-il qu’il soit réinvesti pulsionnellement. Ce dont les patients font état, ce sont plutôt de phénomènes hallucinatoires (hallucinations kinesthésiques, visuelles, auditives), d’états dissociatifs qui ne permettent plus la sensation d’une unité avec leur corps. Soit ils ne le sentent plus, ils s’en absentent, soit celui-ci s’impose à eux par des perceptions gênantes et inquiétantes.
Propos recueillis par Marie Daniès