Entretien avec Juliette Denicola, psychologue clinicienne au foyer Tandou, à Paris
Pouvez-vous préciser le contexte dans lequel vous accompagnez ces jeunes ?
Juliette Denicola : Nous sommes un foyer de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), d’une capacité de 40 places. Les jeunes que nous accueillons ont entre 13 et 19 ans, parmi lesquels 60 % sont des mineurs non accompagnés (MNA). Notre service de soins comprend 2 psychologues, une infirmière, une médiatrice artistique et un animateur qui propose aussi des activités. Sinon, ce sont essentiellement des professionnels d’éducation spécialisée ou des moniteurs éducatifs qui encadrent les jeunes.
L’arrivée au foyer n’est généralement pas le premier placement de l’enfant puisque la plupart ont déjà un parcours plus ou moins long dans différentes structures. En général, ils passent par le Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers (DEMIE) et sont hébergés dans des hôtels ou des foyers d’urgence. Ceux qui n’ont pas été identifiés par la DEMIE ont été accueillis dans des foyers d’accueil d’urgence de l’ASE. Ils arrivent chez nous après ce parcours. L’une des problématiques rencontrées par ces jeunes concerne la scolarité. C’est le pilier d’ancrage qui va vraiment engager leur inscription, leur place dans la société. Ils arrivent avec des niveaux scolaires différents. Les nouveaux arrivants vont intégrer des classes spécialisées après être passés par le Centre académique pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du voyage (CASNAV). Même s’il est difficile de généraliser, la plupart sont dans cette demande très forte, quel que soit leur niveau d’apprentissage et quel que soit le parcours scolaire qu’ils ont eu dans leur pays d’origine. Le parcours d’exil les a complètement déstabilisés, fragilisés, détruits, et c’est vraiment l’École qui apparaît comme l’espoir réparateur. Lorsqu’il n’y a pas de place à l’école ou que l’attente se fait longue car ils sont arrivés en milieu d’année scolaire, il faudrait pouvoir les accompagner pour qu’ils puissent réussir au mieux. La difficulté, c’est qu’ils n’ont pas beaucoup de temps pour être scolarisés avant leur majorité. Lorsqu’une place se libère, ils sont confrontés à une réalité qui peut être déstabilisante : apprendre à lire et à écrire à 17 ans dans une autre langue et en quelques mois, c’est difficile ! Auparavant, nous avions un poste d’enseignante au foyer qui permettait de faire un diagnostic fin du niveau et des besoins, mais aussi de faire le lien entre les établissements scolaires et les jeunes en termes d’accompagnement et de soutien. La DASES ((Direction de l’action sociale de l’enfance et de la santé) a choisi de ne pas maintenir ce poste en estimant qu’un foyer de l’enfance n’a pas à mettre en œuvre des actions qui relèveraient des établissements scolaires. Dorénavant, nous travaillons avec des bénévoles ou des volontaires en service civique missionnés plus particulièrement sur l’accompagnement scolaire. Leur aide se situe au niveau des devoirs, de la lecture. S’ils ont parfois des lacunes, ces jeunes ont envie d’apprendre. Il ne faut pas les laisser seuls, sinon, ils risquent de perdre confiance en eux et de s’isoler.
Comment inscrire ces adolescents en parallèle de l’école ?
JD : En tant que psychologue, je propose un atelier « modelage » en petit groupe fermé, depuis plusieurs années. Les sessions sont de 4 séances, avec le même groupe, pour donner aux jeunes la possibilité de vivre une continuité. Ce sont des jeunes qui souffrent de multiples ruptures, de discontinuité, de difficultés à se réinscrire dans une permanence. Avec la médiatrice artistique, nous avons élaboré cette formule qui leur permet de s’inscrire dans quelque chose, dans une temporalité contenante et qui ne soit pas trop engageante. Donc, c’est un entre-deux, bien adapté à celui de l’adolescence ! Pendant ces 4 séances, je propose un temps de création avec de l’argile, qui s’appuie sur un thème, par exemple, la maison. Cela peut être une maison qui existe ou inventée. Ce temps se réalise en silence avec, ensuite, un temps de parole où chacun est invité à dire ce dont il a envie, ce qu’il a fait, ce qu’il a ressenti. L’argile est une médiation qui permet d’expérimenter le toucher tout autant que de faire appel à l’imaginaire. Chacun est libre de ne pas revenir. Pour les MNA, cela permet de représenter des objets, des personnes, des éléments de leur histoireet de leur voyage d’exil, comme des bateaux qui ont servi pour la traversée, des personnes familières ou bien des objets et animaux de leur pays. Ces objets témoignent d’un vécu qui ne peut pas être raconté en entretien. L’objet vient incarner, redonner du corps à ce qui a été blessé, détruit ou perdu, parfois. Tantôt il soutient la parole, tantôt il la remplace. C’est une médiation qui surprend, parce que quelque chose surgit de la matière, même si la personne n’est pas très sûre d’elle, ou si la thématique n’est pas bien comprise. Nombre d’entre eux peuvent être fiers de leur capacité créative et de la manière dont ils se racontent. Et puis, ces ateliers leur permettent de vivre une nouvelle expérience groupale. Le cadre de l’atelier est pensé pour garantir une sécurité et permettre une continuité d’existence. Les objets restent dans la salle d’atelier et, à la fin de la session, ils peuvent récupérer leurs objets s’ils le souhaitent.
Garantir des espaces de créativité, c’est leur permettre de se reconstruire au-delà des épreuves passées et aussi d’aller vers l’avant en s’engageant dans un élan vital. Pour cela, nous avons développé des partenariats extérieurs avec des structures culturelles. Pendant le confinement du printemps 2020, beaucoup d’établissements, comme le Centre Pompidou, le conservatoire de musique ou même des bénévoles de la Mairie de Paris nous ont proposé d’intervenir auprès des jeunes du foyer. Même si parfois certains ne s’autorisent pas tout de suite à participer aux ateliers artistiques, et qu’ils sont inhibés, il est nécessaire de soutenir cette possibilité. La découverte et la rencontre avec la société passent par l’École, mais aussi par l’art, par le sport.
Quelles difficultés les équipes rencontrent-elles ?
JD : Les équipes peuvent parfois se sentir impuissantes, dépassées. Les jeunes se battent, réussissent à l’école, mettent tout en œuvre pour trouver une place, et il arrive que toute cette ténacité, ce volontarisme soient balayés par les papiers qui manquent pour soutenir les démarches. Nous essayons de réorienter les jeunes vers des structures associatives ou des dispositifs juridiques pour les accompagner au mieux avec les moyens que nous avons.
La différence de droits, le fait qu’ils n’aient pas de famille en France, ne situent pas les MNA à la même place que les autres enfants. Il faudrait davantage de moyens pour les accueillir. L’absence de leur famille n’est pas pensée. Ils ont un statut où il y a un manque. Par exemple, les jeunes qui vont présenter des symptômes liés à la souffrance vont accéder à des soins, mais, pour tous ceux qui ont des symptômes invisibles ou qui ne font pas de bruit, rien n’est fait. Pourtant, il en va de leur intégrité psychique. Je travaille beaucoup avec l’infirmière parce que la plainte des jeunes est souvent somatique et il s’agit d’entendre autrement cette souffrance du corps. Le temps est par ailleurs compté car, une fois qu’ils ont 18 ans, ils basculent dans un autre service pour les jeunes majeurs.
Ils obtiennent donc généralement un contrat jeune majeur ?
JD : Oui, majoritairement, en tout cas, le temps de terminer leur formation. Mais, de toute façon, s’ils commencent une formation professionnelle à 17 ans, puis réalisent un CAP en 2 ans, à 19 ans, 20 ans, c’est jeune quand même ! Ils sont majeurs, mais sont-ils capables de vivre seuls ? Ils ont besoin du groupe, d’une contenance, de repères, qu’on leur transmette la façon dont la société fonctionne, de s’approprier des codes, la langue ! C’est fondamental pour comprendre et pouvoir dire. Donc, lorsque j’évoque la scolarité, ce n’est pas uniquement ça. C’est l’apprentissage de la communication, parler, comprendre, jouer, tout ce qu’on fait avec des enfants au fur et à mesure ! Pour ça, il faut des moyens humains.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef.
Encadré :
Le 20 janvier 2022, le Sénat a adopté le projet de loi relatif à la protection de l’enfant, tel qu’élaboré par la commission mixte paritaire le 11 janvier 2022.
Le texte avait été présenté au Conseil des ministres du 16 juin 2021 par Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, et par Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des Familles.
Une partie concerne les mineurs non accompagnés sur le motif d’une meilleure répartition des jeunes sur le territoire. En nouveauté, les députés ont posé l’interdiction de la réévaluation de la minorité des MNA.
Le texte avait été adopté à l’unanimité en première lecture, avec modifications, par l’Assemblée nationale le 8 juillet 2021, puis par le Sénat le 15 décembre 2021.