Sommes-nous toujours dans le don et la dette lorsque c’est un savoir-faire qui est partagé auprès d’une communauté ? Réflexions sur les différents apports de la « monnaie-temps » lorsque l’on part du principe que chaque personne est détentrice d’un service.
L’Accorderie, née en 2002 au Québec, est un concept solidaire qui vise à lutter contre la pauvreté et l’exclusion ainsi qu’à favoriser la mixité sociale sur un territoire donné, entre voisins. Elle œuvre dans le monde de l’économie sociale et solidaire en proposant un système économique alternatif. Celui-ci repose sur la création et le partage d’une nouvelle forme de richesse issue du potentiel des membres de toute la communauté.
L’Accorderie fait appel à un principe simple et original : elle s’adresse à une population de proximité, les habitants d’un même quartier qui se regroupent pour échanger selon leurs savoir-faire personnels, des services divers sans aucune contrepartie financière. Elle permet aux personnes en situation de précarité ou non, d’organiser et de mettre en place leur propre réponse à leurs besoins (ou envies). Ce faisant, elle développe leur capacité d’agir individuelle et collective et valorise leurs aptitudes.
Ce fonctionnement construit une alternative démocratique et organisée au système économique dominant et aux inégalités qu’il engendre. L’Accorderie fait le pari qu’il est possible de créer une richesse collective et solidaire en valorisant la contribution de tous les membres de la communauté, quels que soient leur âge, leur sexe ou leur statut social. Contrairement à la société en général où les citoyens les moins qualifiés sont jugés peu productifs, donc mal rémunérés et ne pouvant pas ainsi couvrir tous leurs besoins, il est possible pour l’Accorderie de répondre aux nécessités quotidiennes comme aux désirs non essentiels (mais qu’est-ce que le non essentiel, la question s’est posée brutalement en cette année écoulée…) en mettant en commun les capacités multiples de tous et toutes et en modifiant leur valeur.
Ce faisant, elle refuse trois caractéristiques proposées par d’autres associations ou regroupements : l’anonymat des réseaux s’adressant à une communauté nationale ou internationale, pour privilégier les contacts, le bénévolat (don sans contrepartie) et l’échange monétaire. Elle valorise par contre :
La proximité : les membres doivent pouvoir se rencontrer facilement pour échanger, à deux ou en atelier, chez soi ou dans le local de l’Accorderie. On échange des services, on partage des activités, on lutte contre l’isolement et l’exclusion.
L’égalité : chacun doit donner et doit aussi recevoir. Il n’y a pas de bénévolat à l’Accorderie. Seule la participation au Conseil d’administration n’est pas rémunérée en temps. On gagne des heures en offrant des services que l’on peut ensuite utiliser pour s’offrir des services. Cependant, pour certains, donner resterait valorisant mais recevoir est encore une stigmatisation dévalorisante…
La monnaie-temps : quels que soient les services donnés, ils sont valorisés selon leur seule durée et non en fonction de leur valeur économique. C’est le temps seul qui est la monnaie d’échange. Une heure de ménage ou d’arrosage vaut autant qu’une heure de réparation informatique, d’assistance juridique ou de coiffure. Chacun·e, quel que soit son niveau de formation, peut donc apporter au groupe. Souvent lors de l’entretien d’inscription, les postulants disent « mais moi je ne sais rien faire ! ». La réponse sous forme de boutade consiste alors à dire : « si vous savez parler, vous pouvez aller faire la causette à une personne seule et si vous savez marcher vous pouvez faire des courses ou une promenade ou sortir le chien d’une personne âgée ». Et il est possible, voire demandé, de donner du temps à la communauté et non à un individu en participant à la vie de l’association.
L’échange de services à l’ensemble du groupe supprime la réciprocité individualisée du don, ouvre un large espace de possibilités de rendre et permet d’aller au-delà du simple troc.
Le champ des services offerts est très large. Il recouvre des services sociaux, des prestations de conciergerie comme Lulu dans ma rue[1], du développement personnel et des actions culturelles avec l’organisation de sorties au musée ou au théâtre. L’esprit en est cependant radicalement différent dans la mesure où on ne consomme pas seulement mais où l’on doit en contrepartie concevoir son panier d’offres. Les savoirs acquis par l’expérience sont reconnus et précieux. La diversité et la richesse des offres de services (au moins 172 offres différentes à l’Accorderie du grand Belleville) multiplient les interlocuteurs et les rencontres. Il est possible que certain·e·s ressentent un rapport de sujétion en proposant du ménage à domicile, encore sera-t-il moins sensible puisse qu’il n’y a pas d’échange d’argent. Et que cette heure « vaut » autant qu’une autre – soit disant – plus prestigieuse. Mais chacun·e étant amené·e à proposer une activité qu’il aime et dans laquelle il ou elle se sent à l’aise, sera valorisé·e par une autre prestation de service ou de conseil ou d’organisation d’une activité. Que l’on bénéficie d’une aide administrative ou d’un cours de langue, d’un partenaire de ping-pong ou d’un atelier chanson, on partage plutôt que l’on se sent redevable. Et la pratique des ateliers, où le temps est rétribué par l’ensemble des participants, permet de tester des activités que l’on ne s’autoriserait pas dans d’autres contextes : une initiation à la chanson ou au dessin de deux heures avec 4 participant·e·s vous permet d’expérimenter une activité créative pour ½ heure de crédit … Il reste clair cependant que les échanges se passent plus facilement entre « connaissances » et non par annonces : il est plus facile de solliciter une personne connue à travers un service rendu ou donné. Un jeune aidé pour ses démarches est venu faire de la peinture ou une retraitée qui s’est fait aider pour la rédaction d’une lettre est sollicitée par son interlocutrice pour de la couture.
Ce principe d’échange permet d’améliorer l’image que se font d’eux-mêmes certains membres qui tirent fierté de leur « compte-temps », preuve que leurs capacités sont recherchées « Ah ! cette année, je me suis fait plein d’heures » entend-on souvent. Mais l’Accorderie n’est pas une baguette magique qui efface d’un coup les sentiments profonds de classement ou déclassement. Et l’offre d’activités culturelles reste toujours difficile à utiliser pour les publics les plus défavorisés.
Si la monnaie-temps permet de rémunérer également les premiers et les « derniers de cordées », elle pourrait être moins favorable aux mères de familles monoparentales, pour qui le temps est un bien rare et précieux. À Paris où l’offre d’aide sociale est très développée, celles-ci s’adressent plutôt à d’autres associations pour des prestations de longue durée (aide aux devoirs, gardes ou sorties des enfants) mais utilisent l’Accorderie pour des dépannages ailleurs coûteux, bricolages divers, assistance informatique, usage d’une voiture ou petits luxes comme coiffure, sorties, déjeuners en commun ou même hébergement touristique.
Dans un contexte socio-économique difficile où la tentation du repli sur soi est forte, l’Accorderie s’impose par son fonctionnement humaniste et sa capacité à recréer du lien social et de la convivialité. Échanges et pratiques communes renforcent les solidarités entre des personnes d’âges, de classes sociales, de nationalités et de sexes différents et créent les conditions d’une amélioration réelle, et au quotidien, de la qualité de vie de tous ses membres.
Joële Godard, Accordeuse au grand Belleville
[1] Prestations du quotidien (ménage, peinture, monter des meubles, etc.) au niveau d’un quartier réalisées par des professionnels (service payant)