Sans séquelles visibles, il n’est pas toujours évident d’associer des symptômes ou des plaintes à des violences sexuelles. Échange entre Agnès Afnaïm, Jonas Bessan, médecins généralistes et Omar Guerrero, psychologue, sur l’articulation nécessaire d’une prise en charge médico-psychologique.
Quelle perception avez-vous du corps, en tant que médecin et en tant psychologue, après qu’une personne a subi des violences sexuelles ?
Omar Guerrero : Au niveau de la prise en charge psychologique, ce que je peux constater au sein même de l’espace thérapeutique, c’est la manière dont le patient vient et dépose un corps, comme s’il ne lui appartenait plus. Comme si à travers cette posture, il racontait : « D’autres ont utilisé mon corps, sans me demander mon avis, sans obtenir mon accord. Ma volonté a été réduite à zéro ». Ce que j’ai pu relever, c’est qu’il arrive que le médical serve de passerelle pour se réapproprier ce corps. Le médecin, dans sa consultation, peut nommer certains symptômes, certaines conduites, permettant aux patients de faire des choix. Je pense à une jeune femme qui racontait en séance « Oui, j’avais des douleurs, le médecin m’a donné quelque chose et c’est passé ! ». Ce moment est à saisir. Je lui demande : « Vous avez des douleurs où et pourquoi ? Et comment ça s’appelle ? » La patiente n’était pas capable d’élaborer à ce sujet. Elle pouvait situer sa douleur mais sans faire de liens. Se sentait-elle à ce moment dépossédée de ce corps ? Elle ne s’intéressait même pas à sa maladie, quels médicaments elle prenait, quels effets allaient avoir ces médicaments. J’ai donc cherché à ce qu’elle s’y intéresse, la questionnant sur ce qu’elle avait amené : « Comment ça s’appelle ce que vous avez ? Combien de temps ça va durer ? Qu’est-ce qui se passe si vous oubliez ou vous si vous n’avez plus envie ? » Peu à peu, elle venait maladroitement me rendre-compte, comme s’il s’agissait d’un devoir : « Je sais comment ça s’appelle : j’ai fait une gastrite ! » « D’où vient cette gastrite ? » « Ha, il m’a dit que ça pouvait être le stress… » Cet exemple permet d’illustrer comment un corps peut être nié, un peu comme dans le cas de psychose extrême ou le syndrome de Cotard. Cela témoigne d’une absence, d’une coupure dans le corps, comme un organisme qui n’a pas été articulé.
La personne n’est plus sûre de ce à quoi sert son corps ou de savoir l’utiliser. Certains patients questionnent la pratique qu’ils ont subi, se demandant si c’est normal ou pas. Ils se retrouvent ainsi dans une position presque infantile à solliciter le savoir d’une autorité médicale, demandant s’il y avait le droit de faire subir cela à leur corps.
D’où l’importance de pouvoir articuler les deux approches du corps et de ne pas rester dans un médical pur ou un psychologique pur. Ces passerelles entre les deux permettent de nommer et d’érotiser à nouveau ce corps.
Agnès Afnaïm : En tant que médecin, c’est un autre accès au corps que nous avons. Il n’est pas rare que les patients présentifient cette dépossession du corps. C’est-à-dire qu’ils rendent présents ce qui est absent. Cela se manifeste notamment par une disparition totale de la pudeur. J’ai le souvenir d’une patiente que je connaissais à peine, et, avec un visage complètement impavide et inexpressif, qui enlevait ses vêtements sans que je ne lui demande. Elle se dévêtait entièrement pour me montrer ses cicatrices. Habituellement lors d’une consultation médicale, il existe toujours au moment d’enlever sa chemise, y compris lorsque c’est un homme, une gêne infime qui est contenue et acceptée. Elle fait d’ailleurs partie de l’entremise entre un patient et son médecin.
Le corps est abandonné, déposé comme un paquet qui ne lui appartient pas et dont on se débarrasse. Le plus étonnant, c’est que la personne choquée, c’est le médecin, pas le patient ! Lui, il est au-delà ou en deçà de ça. Et c’est justement en commençant à montrer l’émotion que ça procure, en remettant un voile, un drap d’examen et en commençant à remettre des mots sur ce qui se passe, qu’il pourra y avoir une nouvelle circulation de la parole. Pour cette patiente, c’est petit à petit que cela s’est fait : elle a commencé par des acquiescements, des onomatopées, des mots, puis elle a pu dire une phrase concernant ce qui lui était arrivé. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’il y a eu un retrait dans son corps. Elle a repris une posture. Alors, ce n’est pas le but de notre travail en tant que médecin, c’est « chemin faisant » que l’on se rend compte de l’importance de cette retenue accompagnée d’une parole.
Jonas Bessan : Et cette absence de pudeur ne se retrouve pas uniquement au niveau physique. La première phrase qu’une patiente ait pu me dire en entrant en consultation, c’est : « J’ai été violée, soignez-moi ! ». J’ai été surpris, comme si ce qu’elle venait de dire était banal.
O.G : Ce que vous amenez rappelle à quel point la personne en est réduite à ce qu’elle a subi. Comme si c’était fondateur d’une nouvelle personne. D’où l’importance de la pudeur comme un outil de travail. En montrant votre gène, le patient peut s’en saisir et se rendre compte de ses actes, comme dans un miroir. Ce voile est à tisser petit à petit. C’est entretien après entretien, avec la parole, qu’on peut essayer de nommer et de redécouper son corps autrement. Car cette violence revient à oublier les bords de ce corps. Un peu comme le membre fantôme où le découpage déborde. Je pense que quand on se met à plusieurs autour de nos patients, on réussit à le dessiner autrement.
A.A : Il m’est arrivé qu’une patiente me montre son ventre et qu’elle me dise que ce n’est plus qu’un décor ; qu’il n’y a plus rien à cet endroit-là ; que c’est un trou. Pour elle, c’était une zone qui n’appartenait plus à son corps, qu’elle ne ressentait plus et ne pouvait plus toucher. Donc, nous avons ré-apprivoisé progressivement cette zone avec des exercices physiques élémentaires, comme la respiration qui fait gonfler le ventre, lui apprendre à amplifier le mouvement, à chaque fois un petit peu plus. Puis, si elle pouvait mettre la main sur cette zone-là pour la sentir elle-même, prendre conscience de la chaleur qui se diffuse… Autant d’éléments perceptifs qui permettaient de réinstaurer un petit peu de bien-être et de plaisir dans ce lieu-là.
J.B : Chaque personne a sa propre manière d’exprimer son agression. Certaines vont tout déballer d’un coup et d’autres semblent avoir accepté leur situation. Comme cette jeune fille qui a commencé à être violée à l’âge de 17 ans pour faire le trajet. Cela revenait au « prix à payer » pour passer les frontières. Elle en parle d’une manière qui semble tellement libre. Pour elle, le but c’est d’avoir un enfant. D’autant plus qu’elle était enceinte pendant le viol, ce qui a provoqué une fausse couche. Depuis que je la suis en consultation, elle en a fait deux autres. Je l’ai orienté vers un psychologue mais elle ne cesse d’être absente. Cet exemple permet de voir comment le corps et la psyché sont liés.
O.G : Ces différentes manières de présenter ce qui a été vécu sont pour moi autant d’indicateurs à prendre en compte. Lorsque ce traumatisme est fondateur, les patients peuvent venir comme s’ils brandissaient un étendard : « je suis une personne violée » ; alors que d’autres fois, il existe une sorte de reprise secondaire du psychique. Pour vous illustrer ce propos, je prends l’exemple d’un patient que je suivais depuis un an. Ce n’est pas à moi qu’il a raconté les faits, mais à la juriste qui s’occupait de son dossier de demande s’asile. Paradoxalement, c’est comme s’il se construisait contre moi. Sans négliger la part de honte, il m’utilisait à bon escient pour couvrir ce qu’il était encore possible de ne pas voir, de ne pas savoir.
Comment travaillez-vous, si les violences sexuelles ne sont pas toujours exprimées ?
J.B : Lors de la première consultation d’accueil nous avons déjà un résumé du parcours de la personne, mais ce n’est pas pour autant que les violences sexuelles sont mentionnées. Et nous ne posons pas la question. C’est dans l’après-coup que certains éléments ressortent, notamment par des comportements : lorsqu’une certaine violence ressort, qu’il existe des mises en danger, des femmes qui changent de compagnon très souvent. C’est à partir de ce qui est présenté que nous pouvons commencer à interroger.
O.G : D’autant plus que le viol peut avoir eu lieu des années auparavant, sans que les séquelles soient visibles aujourd’hui. On ne peut rien constater, on ne peut rien soigner de plus. Aucune maladie sexuellement transmissible n’est contractée et pourtant, la personne se plaint. Dans de rares cas, il arrive qu’il reste des marques.
J.B : Y compris lorsque des séquelles visibles sont constatées, il est important de pouvoir mettre des mots dessus avant d’intervenir. J’ai eu une dame qui avait une balafre sur le sein. Elle rapportait aller bien et que ce dont elle avait besoin, c’était de régler ça. Je lui ai proposé d’aller en parler avec un psychologue mais elle a refusé, réitérant son désir de se faire opérer. Pour moi, c’est à prendre en compte dans le soin. Que signifie la disparition de cette cicatrice ?
Que faire de cet indicible ?
O.G : Quand on parle de violences sexuelles, on a affaire à l’intime. L’intimité, c’est très singulier. Chacun se la constitue. La question qui se pose, c’est comment refaire un peu d’ombre dans cette intimité qui a subi une intrusion, je dirais presque, une intrusion de lumière. Comment restaurer après ce vécu quelque chose d’une intimité ? Le corps que l’on remet au médecin est un corps qui enferme une part d’inconnu pour chacun. C’est le propre de l’enveloppe corporelle de ne pas voir ce qui se passe à l’intérieur. Et seul le médecin est autorisé à faire incision sur cette enveloppe et de porter un regard aseptisé sur ce qu’il y a à l’intérieur et à opérer. Tout autre métier, reste en deçà de cette enveloppe et doit respecter cet impossible.
Trouvez-vous qu’il existe une adresse différente envers un homme et une femme médecin ?
J.B : Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les hommes ne s’adressent pas plus facilement à un homme. Et c’est presque le contraire. Il m’est même arrivé qu’un patient ne souhaite pas me rencontrer car je suis un homme noir, ce qui lui rappelait ses bourreaux.
A.A : Un jour, un patient m’a dit : « Mais je ne peux pas me regarder dans la glace. Parce que c’est un noir que je vois ». Voilà jusqu’où peut aller l’évitement.
J.B : Et le rapport avec les femmes aussi n’est pas simple. Cela reste difficile d’en parler à un homme, car l’auteur de cette violence, c’est quand même un homme. En général, elles préfèrent s’adresser à des femmes, même si ce n’est pas toujours le cas. Cela me permet alors de travailler le lien de confiance.
Vous demande-t-on souvent s’il est possible de devenir père ou mère ?
A.A : Oui, c’est ce qui nous est adressé en premier, en tant que médecin. Est-ce qu’ils ont abimés le corps de femme ou d’homme. Ce n’est pas « Est-ce que je pourrais avoir de nouveau avoir des relations sexuelles satisfaisantes ? » C’est « Est-ce que je pourrais donner la vie ? ».
J.B : C’est même à travers cette demande « Est-ce que je peux avoir un enfant ? » que l’on peut se questionner sur une agression sexuelle éventuelle. À partir de là, on peut entamer un travail pour les rassurer. On commence par un bilan pour savoir si le cycle est régulier, mais souvent il est perturbé : elles sont en aménorrhées depuis quelques temps ou ont leurs règles deux fois dans le mois. C’est donc la régularité du cycle que l’on travaille en premier. Il arrive qu’on demande à faire une échographie afin de constater la présence de deux, trois ovules, ce qui nous permet de rassurer sur la possibilité d’avoir des enfants. Il y a tout lieu de penser que cela fonctionne ! Mais parfois, d’autres problèmes se rencontrent, comme des fausses couches à répétition.
A.A : Et alors, cela ne vaut pas une statistique puisque que je ne connais pas l’incidence de ces pathologies-là en population générale mais les femmes qui ont été victimes de violences sexuelles développent beaucoup de fibromes. C’est comme si l’utérus se défendait en s’épaississant, en se blindant. Normalement, cela se développe autour de l’âge de 50 ans à peu près, et là, ce sont des filles de 30 ans. Ce sont des pathologies inhérentes à la violence sexuelle. Il serait intéressant de savoir si une action préventive peut être menée le plus tôt possible après une agression afin de renouer des liens entre la personne et son corps, entre sa pensée, ses paroles, ses émotions. Cela permettrait de réduire le développement de ces pathologies qui sont assez fréquentes.
Existe-t-il d’autres effets physiques propres à la violence sexuelle ?
J.B : Si les patients n’ont jamais eu de bilan, j’en demande un systématiquement pour savoir s’il y a des maladies sexuellement transmissibles (séropositivité, les hépatites B et C et les Chlamydiae). Ce n’est pas une obligation mais si les patients viennent des pays chaud, s’il a eu des trajets d’exil, je le demande. Heureusement, peu de maladies sont constatées mais par contre il existe beaucoup de problèmes gynécologiques : des maux de ventre, des cystites à répétition, on appelle ça des cystites nucléaires, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de microbes, des mycoses, etc. Au niveau de la région urino-génitale, il n’y a plus de défenses. Et les conditions de vies ici ne favorisent pas leur amélioration.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef au Centre Primo Levi