Dans la clinique du traumatisme, la souffrance emprunte un langage corporel qui témoigne de l’impossibilité à oublier les violences subies. Cette souffrance se traduit subjectivement en maux, au sens de douleurs et de sensations corporelles, figeant le patient dans une configuration de santé pouvant devenir chronique, témoignant d’un état de souffrance « irrésolu » posant une réelle interrogation à la profession médicale.
Les séquelles physiques occupent l’espace médical par de lourds enjeux de reconnaissance et de réparation. Les demandes de soins sont plus principalement centrées sur l’atteinte fonctionnelle et sur la douleur. Dans tous les cas, il y a un effet de remémoration par le corps et un glissement de l’interrogatoire médical vers un témoignage du passé, qui prend la forme d’un discours désynchronisé sur un corps « d’avant », qui a été endommagé, et qui souffre comme s’il s’agissait d’une lésion aiguë, récente, alors qu’elle est souvent ancienne et n’évolue plus depuis plusieurs années. Il est assez troublant de constater que les séquelles deviennent pour le patient un motif de consultation urgent, bruyant par lequel il exprime un passé douloureux, avec un effacement de la temporalité en consultation qui vient souvent compliquer le raisonnement clinique.
A l’inverse, le patient peut présenter des plaintes physiques sans séquelles associées, qui se répètent et qui ne sont pas identifiables pour le raisonnement médical. Il est intéressant de voir que le patient rattache ces signes à ceux qu’il aurait vécus à l’identique au cours d’un évènement traumatique et qu’il peut établir lui-même un lien avec ce moment du passé, sans concevoir que son corps n’est alors pas pathologique. Le patient continue à se plaindre de ces mêmes signes fonctionnels, dans une répétition qui évoque une mémoire corporelle demeurant incompréhensible pour lui-même.
Il me paraît intéressant de développer les « troubles somatoformes », aussi dits « troubles somatiques », qui empruntent littéralement « le langage des symptômes ». Il s’agit de ressentis corporels qui s’apparentent à des symptômes subjectifs, avec en commun le fait qu’ils s’organisent autour d’une douleur et sont associés à de l’angoisse. Ces troubles ont un impact majeur dans la vie des patients que nous suivons, de par leur vécu intense. Les tableaux cliniques sont d’une grande richesse, et ont tous pour particularité l’absence de cause identifiable au terme des examens prescrits ; ainsi il n’y a pas de réponse sur le plan médical. Il faut savoir que ce type de parcours de soin mobilise beaucoup le médecin et demande une grande subtilité dans l’accompagnement. Il faut délimiter le sujet exposé ici, qui exclut les cas rares et/ou complexes qui peuvent laisser un vrai doute sur une cause somatique et nécessiter un suivi, ou bien les formes atypiques de maladies, qui par conséquent n’entrent pas dans ce tableau clinique. Les troubles somatoformes sont une entité nosographique reconnue d’origine mentale, sans fond organique. Ils se distinguent des troubles psychosomatiques (qui sont des maladies répertoriées et reconnues être inductibles par le stress et l’émotion, telles que l’eczéma, l’asthme, ou le psoriasis, etc.). Face à la normalité des résultats qu’il prescrit au fur et à mesure, le médecin va conclure qu’il s’agit de troubles somatoformes, et se retrouver dans la position de ne pas pouvoir identifier une cause médicale face aux plaintes du patient. Le médecin est alors dans la posture inconfortable de continuer à soigner une souffrance, qu’il a déjà accueillie, mais qui n’est pas objectivable à l’issue des examens. L’accompagnement nécessite de faire un travail de communication conséquent pour subroger aux effets de désertification médicale, qui peut créer paradoxalement un vide de sens. Le patient peut d’ailleurs rompre le suivi, ou à l’inverse devenir très revendicatif, car comment concevoir ce qui fait alors souffrir le corps? Quel sens le patient peut-il donner à ces épisodes corporels qui font irruption et rupture avec son quotidien?
Il est intéressant de constater que le patient s’accroche à cette représentation de la maladie, comme si elle constituait un repère, une idée qui lui serait plus accessible, mieux pensable pour se représenter sa souffrance qui, elle, reste innommable. Ce travail pour le patient vers l’acceptation de désinvestir l’idée d’un corps médicalisé peut prendre des années.
Concernant leur évolution, nous pouvons parler d’une stagnation en pente douce vers l’amélioration dans le vécu des troubles, qui se constate par un amoindrissement de la sévérité des plaintes et une atténuation de leur impact sur la vie quotidienne. L’évolution reste ponctuée par la consommation d’examens médicaux, de soins et de médicaments tels que des antidépresseurs, sans qu’un lien d’efficacité ne puisse être significatif. La prise en charge pluridisciplinaire, conjointement avec la sociabilisation et l’intégration en France, apporte aux patients d’autres voies d’expression et nous pouvons observer une distanciation de cette auto écoute morbide des signes corporels.
Pamela Der Antonian, médecin généraliste
Le kinésithérapeute : un allié précieux du médecin Madame B. militait pour défendre les droits fondamentaux dans son pays. Violemment battue, elle s’est retrouvée avec des fractures nombreuses et extrêmement invalidantes. Elle est parvenue à se faire opérer, mais dans un pays où la médecine n’est pas encore à la pointe du progrès, la prise en charge qu’elle a reçue était loin d’être adaptée. Après un long parcours d’exil, elle s’est présentée au Centre Primo Levi polytraumatisée par les violences subies. Elle a été adressée par le médecin au kinésithérapeute car elle souffrait énormément à cause de deux prothèses mal mises en place. L’enjeu du suivi était double : – Eduquer la patiente à prendre de nouvelles postures afin qu’elle puisse retrouver plus de mobilité et lever un certain nombre de points douloureux et de contractures. En effet, elle avait adapté sa démarche pour souffrir le moins possible car des vis mal posées venaient s’immiscer dans la contraction musculaire. – Expliquer à la patiente que la scoliose dont elle souffrait beaucoup n’avait aucun rapport avec les tortures subies, mais qu’elle datait de l’enfance et n’avait jamais été prise en charge. Il n’y avait pas d’urgence, mais il était fondamental de bien lui expliquer que cette pathologie vertébrale pouvait plus tard amener de graves troubles et qu’il fallait envisager dans le futur une opération afin d’éviter des complications neurologiques, cardiaques, digestives et respiratoires. La patiente parlait beaucoup de ses douleurs sur lesquelles toute sa psyché semblait se concentrer. Le kinésithérapeute a pu discuter avec elle des résultats des examens complémentaires réalisés en dehors du centre, et s’est mis à l’écoute des questions que cela avait soulevé chez la patiente, tout en expliquant ce qu’il percevait et proposait de mettre en place. Il s’agissait d’examiner les radios, d’y poser des mots, de présenter le travail de rééducation des articulations concernées, leur impact sur les douleurs dorsales, etc. Les échanges constants entre le médecin et le kinésithérapeute, tout au long de cette prise en charge, ont permis d’ajuster le traitement et de travailler dans la même direction. Avant tout, il était nécessaire que la patiente soit entendue afin d’accepter les séquelles physiques de son vécu traumatique. Une opération n’aurait rien amélioré et aurait entraîné plus de risques que de bénéfices. Peu à peu, Madame B. a appris des postures qui lui permettaient de moins souffrir lors de ses déplacements. Sa démarche est devenue plus aisée, plus fluide. Au bout de huit mois de rééducation, elle est passée d’un corps meurtri à un sujet ouvert sur son avenir. |